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Il n’y a plus d’orchestre municipal à Edmunston, région du Madawaska, province (francophone et francophile) du Nouveau-Brunswick. Belle lurette déjà que la bourgade alanguie sur les berges du fleuve Saint-Jean ne peut plus s’enorgueillir de l’existence de « la seule fanfare de filles de tout le Canada ». Alors, puisqu’il n’y a plus de musique à Edmundston, Gilles Guerrette a décidé de créer son festival de jazz. Vu de ce côté-ci de l’Atlantique, on se demande ce qui, dans la patrie du gigantesquissime festival de Montréal, peut bien animer à ce point une si petite ville située aux portes de l’état américain du Maine. Et on n’est pas déçu.
Thomy Valdes, batteur français, papy depuis peu, était de la première édition du festival d’Edmundston en 1994. Déjà avec son groupe, Thomy & co. Thomy et ses copains. Déjà, il avait fait danser toute la ville. Dix ans plus tard, les copains ont changé mais l’intention, elle, reste la même. Aujourd’hui, ils sont cinq sur la belle scène de la place de l’hôtel de ville : Rodolphe Guillard qui, plus que tout, aime le versant lyrique du saxophone soprano et le fait si bien chanter ; Pierre Reboulleau, pianiste bastiais au jeu véloce et qui ne dédaigne pas les claviers électroniques ; Jérôme Regard-Jacobez, qui sait ce que le mot groove veut dire et le tricote avec agilité sur sa Jazz Bass ; Philippe Valdes, grand voyageur, percussionniste amoureux fou de l’Afrique ; et Thomy Valdes, bien sûr.
Thomy, c’est ce diable de bonhomme qui m’avait fait rencontrer la note bleue soviétique. C’était en 1990 et la revue Jazz Hot avait alors consacré (dans son numéro 487, daté mars 1992) un grand reportage à cette échappée belle en Russie. Thomy, c’est aussi celui qui, contre vents et marées, réussit à faire programmer un concert de son groupe durant plus d’une heure sur M6 et tourner avec ses musiciens là où d’autres auraient déjà renoncé : festivals de Vienne ou de Rimouski, Slovaquie, Turquie, république tchèque, etc. Thomy, c’est un hymne à la vie à lui tout seul : bon batteur, pas mauvais entertainer lorsqu’il se met à scatter pour faire bouger une salle, toujours dans l’action, fut-elle parfois joyeusement improvisée.
Edmundston, c’était donc une manière de retour. Il le savait bien, Thomy, qui avait déjà mitonné son programme : musique et à-côtés : tournage vidéo avec l’ami réalisateur Pierre Mesnier, sweat lodge à l’indienne (la loge de la sueur, une sorte de sauna mâtiné de mysticisme) avec Jeanine, medecine woman, et Gilles, son maître du feu mic-mac et enfin, et surtout, huit représentations, pas moins, en quatre jours ! Nulle part ailleurs, dans aucun autre festival, on ne voit ça. Quelques minutes à peine pour les essais de son et c’est parti pour une heure de concert, aussitôt suivie d’une autre formation. De 11 heures jusqu’à 1 heure du matin, les groupes enchaînent ainsi leurs prestations sans interruption.
Et le public en redemande. Plutôt familial et clairsemé dans l’après-midi, bambins et grands parents gentiment réunis sur la pelouse, résolument jeune à mesure qu’avance la soirée, pour finir au bout de la nuit sur une piste de danse informelle en bord de scène. Il faut dire que le programme est à l’avenant avec des formations qui alternent le tréfonds des racines blues du continent américain, les fanfares façon Nouvelle-Orleans (manière de faire un clin d’œil aux filles du band d’Edmundston) et les toujours très consensuelles (en ce pays farouchement acadien) mélodies cajun. Et le jazz, me direz-vous ? Toujours présent mais au filtre d’une affiche qui essaie de ratisser large. Objectif : « intéresser les jeunes des écoles, impliquer les familles et finalement, faire mieux comprendre le jazz à la communauté ». Gilles Guerrette, responsable du comité de la programmation, lui-même pianiste, n’est pas peu fier de son œuvre : « Avant, chez nous autres, le jazz, ça faisait peur. On préférait le blues pour le côté party. Mais maintenant, au bout de dix éditions du festival, nos concitoyens commencent à l’apprécier. Nous réunissons vingt mille amateurs chaque année ! »
Entre temps, des musiciens comme le pianiste montréalais Oliver Jones ou la chanteuse new-yorkaise Ranee Lee sont venus « évangéliser » le public d’Edmundston. Résultat : on applaudit à tout rompre aux pitreries de Sax-O-Matic, un remarquable ensemble de saxophone, pêchu et rigolard, qui sait bricoler les thèmes de Pastorius tout autant que ceux de… Michael Jackson. On apprécie à sa juste valeur les jolis arrangements des jeunes étudiants de Jazz Tonic et on tombe immédiatement en amour avec chacune des quatre Muses, un quartet vocal aux harmonies finement ciselées.
Thomy l’a bien compris qui, immédiatement, intègre à son répertoire habituel plutôt centré sur de toniques compositions personnelles, un Autumn leaves de derrière les fagots. Le groupe n’a pourtant pas vraiment besoin de jouer le grand jeu de la séduction pour emporter l’adhésion du public canadien. Car tout, dans la présence du batteur-chanteur comme dans celle de ses musiciens, tourne autour d’un jazz qui n’oublie jamais la danse, le swing et l’énergie. Et ça marche évidemment. Parce que le cœur y est, tout comme cette furieuse envie de jouer en dépit de conditions météorologiques pas toujours très favorables.
Les incantations aux mânes des Indiens lors de la sweat lodge n’y auront rien changé mais c’est peut-être donner trop de sens à cet exotisme-là que de penser que vingt-quatre heures de tribulations suffisent à saisir l’âme d’un pays. Auto, avion, escale à Francfort, avion et auto de nouveau (plusieurs centaines de kilomètres entre Montréal et Edmundston), ça vous fatigue surtout un voyageur. Dans la petite ville du Nouveau-Brunswick, l’heure était donc davantage au repos des corps pour préparer les agapes des concerts et des nombreux bœufs ayant émaillé quelques nuits mémorables. Et à la découverte d’un univers somme toute pas si familier en dépit des nombreuses similitudes entre cultures européennes et nord-américaines. Là comme ailleurs, dans ce domaine (celui du jazz) comme dans bien d’autres, c’est l’humilité qui est la clé de la compréhension et de l’échange.
Pascal Kober
Festival jazz et blues d’Edmunston, 8, 44e avenue, Edmunston, Nouveau-Brunswick E3V 2Z9, Canada. Tél. : + 1 506.737.8188. Site Internet. Chronique publiée dans le numéro 612, daté juillet-août 2004, de la revue Jazz Hot.
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