Triste nouvelle : cet été 2010, Mathias Rüegg, créateur et cheville ouvrière du Vienna Art Orchestra (VAO), annonçait sur son site Internet qu’il mettait définitivement un terme à cette magnifique expérience musicale : « Le concert du 9 juillet au Musikforum de Viktring (Autriche), était le dernier du Vienna Art Orchestra. Un sous-financement chronique, une diminution importante de la demande en provenance des pays qui forment le cœur de l’économie de l’orchestre (Autriche et Allemagne principalement) et la crise financière dans les pays comme l’Italie, l’Espagne, la France et les pays de l’Est m’ont amené à prendre cette décision. Chercher où se situent les responsabilités n’a pas de sens. Après trente-trois années passées au plus haut niveau d’exigence, je tiens à remercier tous ceux qui ont contribué à l’existence du VAO. D’abord le public, mais bien sûr aussi les mécènes, institutionnels et privés, les nombreux journalistes spécialisés, enfin et surtout les musiciens talentueux qui se sont souvent surpassés dans leur travail avec le VAO. Je regrette profondément que l’orchestre actuel ainsi que mes créations soient contraints de s’arrêter alors que nous sommes à notre plus haut niveau. J’accepte toutefois les réalités telles qu’elles sont aujourd’hui. »
Cette belle aventure aura donc duré trente-trois ans. Trente-trois ans d’intenses collaborations avec tout ce que la scène européenne du jazz recèle comme fortes personnalités. Depuis le contrebassiste américano-suisse Heiri Känzig jusqu’au corniste russe Arkady Shilkloper, en passant par la chanteuse italienne Anna Lauvergnac ou les deux Wolfgang (Muthspiel, le guitariste, et Puschnig, le saxophoniste), le Vienna Art Orchestra aura vu passer du monde. Des musiciens qui comptent aujourd’hui et qui, tous, portent un regard sans œillères sur le jazz contemporain. Sans oublier, selon les projets, des invités exceptionnels comme Ray Anderson, Dee Dee Bridgewater, Art Farmer, Shirley Horn ou encore Joe Lovano.
Jazz Hot a rencontré Mathias Rüegg à deux reprises. En 2002 (numéro 592, daté juillet-août) et en 2007 (numéro 639, daté mai), respectivement pour le vingt-cinquième et le trentième anniversaire de son Vienna Art Orchestra. À cinq ans d’intervalle, deux longs entretiens avec Jérôme Partage. Et toujours la même passion et la même profondeur dans sa façon de dire le jazz, de dire son jazz. Cette fois, c’est hélas pour évoquer un « game over » que nous le rencontrons. Avec l’espoir de voir une si belle énergie rebondir, ici ou ailleurs, dans de monde du jazz. Résistons.
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L’arrêt brutal du Vienna Art Orchestra a-t-il été précédé de signes avant-coureurs qui auraient permis de mesurer l’ampleur des difficultés rencontrées aujourd’hui ?
J’ai pris cette décision, seul, le 1er avril dernier car la responsabilité économique de la survie du Vienna Art Orchestra n’a toujours dépendu que de moi. Mais pour des raisons stratégiques, personne, pas même les musiciens avec qui j’ai l’habitude de travailler, n’en a rien su avant que je ne l’annonce juste après notre dernier concert. Inutile de vous dire que mes amis musiciens n’ont pas été ravis d’apprendre une telle nouvelle…
Avant de prendre cette décision, as-tu envisagé d’autres réponses à ce problème économique ?
En matière de financement, j’ai vraiment tout essayé. Durant les derniers mois, plusieurs appels au secours ont été lancés, un peu en coulisses, pour ne pas alarmer nos proches. Les responsables culturels ou politiques connaissaient donc très bien notre situation. Mais d’un autre côté, le manque d’argent ne représente que l’un des versants du problème. Je ne peux pas forcer les organisateurs de concerts à inviter le Vienna Art Orchestra. Or, l’esprit même de cet orchestre existe aussi en raison de cette riche vie commune, musicale et extra-musicale, que nous développons lors de nos tournées. Ne faire exister l’orchestre que lors de concerts à Vienne ne m’intéressait pas.
À quels facteurs attribues-tu l’exceptionnelle longévité de l’orchestre ?
En toute immodestie, à mon action, tout simplement ! Durant les six dernières années, j’étais le seul à m’occuper de l’organisation. Je n’avais même plus une secrétaire pour m’aider dans l’administration. C’est le prix qu’il faut accepter de payer pour rester indépendant. Mais je n’ai jamais abandonné…
Un big band comme le Vienna Art Orchestra peut-il encore exister aujourd’hui en Europe ?
Tout dépend du type d’activité que l’on souhaite développer. Il existe probablement en Europe des centaines de Monday Night Orchestras (NDLR : des big bands qui se réunissent une fois par semaine, toujours dans le même club et avec le même répertoire, comme au Village Vanguard, dans les années 1960, à New York). Mais les orchestres qui vont vraiment sur la route avec un répertoire de création sont extrêmement rares car cela coûte très cher d’organiser et de financer une tournée pour un big band.
Et ailleurs dans le monde ?
Aucune idée. Tout ne dépend que de la motivation et de l’énergie d’un créateur obsédé ;-)
Même aux États-Unis ?
Surtout aux USA ! Excepté pour le Lincoln Orchestra, la situation des big bands en Amérique est vraiment nulle !
Le Vienna Art Orchestra pourrait-il renaître de ses cendres en s’intitulant demain Paris Art Orchestra ou Philadelphia Art Orchestra ?
Je n’ai aucun don de voyance pour prévoir l’avenir mais si tel devait être le cas demain, je crois que le projet s’appellerait plutôt Moscow Art Orchestra ou Dubaï Art Orchestra ;-)
Pourquoi pas ? Après tout, on construit bien une antenne du musée du Louvre à Abou Dabi…
Oui, ça, je sais bien… Mais pour le jazz, il n’existe aucune offre de ce type…
Envisagerais-tu de délocaliser l’orchestre ailleurs dans le monde ? En Chine, peut-être ?
Non. La direction que j’avais prise avec Third Dream m’impose de faire appel à un certain type de musicien très particulier que je ne peux trouver, en dehors des États-Unis, que dans les pays de l’Est et en Autriche.
Quelles ont été les réactions dans le milieu du jazz ?
Il y a eu peu de réactions. Quelques journalistes spécialisés m’ont manifesté leur soutien. Beaucoup d’amateurs et de musiciens ont réagi, mais rien du côté des organisateurs de concerts, des directeurs de festivals ou des tourneurs. Quant à la presse généraliste, elle a parlé de la fin du Vienna Art Orchestra, sur tous les continents, de Bombay à Moscou, de l’Arizona à Sidney, de Zagreb à Londres et de Paris à Vienne. Cette presse-là préfère toujours annoncer les mauvaises nouvelles…
Comment évalues-tu la situation du marché du jazz en Europe ?
Difficile à dire. Je crois que nous ne mesurerons réellement les effets de la crise qu’à partir de l’année prochaine. Mais si le monde de la culture prend modèle sur l’Italie, l’Espagne ou l’Allemagne, il y a plutôt de quoi être pessimiste ! Sauf peut-être pour quelques rares grands projets financés par les États. Mais dans notre milieu du jazz, dans toutes les petites structures et les associations, souvent financées par des collectivités locales, on peut s’attendre à des années de vaches très maigres. En Autriche comme ailleurs.
Cette situation a-t-elle beaucoup évolué durant les dix dernières années ?
Les organisateurs de concerts et les directeurs de festivals prennent bien moins de risques qu’auparavant. Et l’intérêt pour les grandes formations s’est par ailleurs nettement amoindri. À la différence de la musique classique où les grands orchestres jouent un rôle important.
Ressens-tu aussi ces difficultés au club de jazz Porgy & Bess que tu as ouvert à Vienne ?
Je ne suis plus impliqué dans la gestion du club, mais Porgy & Bess va bien. En revanche, les différents prix du Hans Koller Preis et de l’European JazzPrize (plus de 50 000 euros offerts chaque année à des musiciens, des réalisations ou des projets issus de vingt-trois pays européens) ont également été remis pour la dernière fois cette année. Pas pour des raisons économiques mais hélas surtout en raison de la stupidité des responsables politiques de la mairie de Vienne qui n’ont pas compris la valeur de ce prix et qui préfèrent aujourd’hui décerner leur propre prix dans l’anonymat d’une salle municipale.
Le Vienna Art Orchestra a aussi été une pépinière de talents où se sont rencontrés beaucoup de musiciens issu d’univers très différents. Ce big band n’avait-il pas, au fond, une utilité publique en terme de formation ?
Pour que ce travail soit soutenu par les institutions, encore faudrait-il qu’il existe, à l’intérieur de ces dernières, des gens capables de reconnaitre des valeurs culturelles. Hélas, cette disposition est aujourd’hui perdue. Et ça, c’est un vrai grand changement dans la vie politique culturelle en Autriche. Auparavant, les responsables politiques étaient plus cultivés. La liberté intellectuelle des années 1960-1970 a disparu. Et le monde a beaucoup changé depuis. Dans le monde politique, les idéalistes ont aujourd’hui été remplacés par des technocrates.
Des regrets ?
Aucun. Je ne regrette rien.
Des projets immédiats ?
Aucun non plus. Pour le moment. Je compose de la musique de chambre et j’enseigne, une journée par semaine, à la Hochschule für Musik à Vienne.
Le 10 juillet dernier, tu achevais ton communiqué en citant un texte de Kris Kristofferson chanté par Janis Joplin : « Freedom is just another word for nothing left to lose » (le mot « liberté » est seulement une autre façon de dire « rien à perdre »). Demain, qu’y aura-t-il à gagner ?
J’aime me laisser surprendre…
Propos recueillis par Pascal Kober
Entretien paru dans le numéro 654, daté hiver 2010 de la revue Jazz Hot.