Du gaz dans le noir. Soixante-dix mètres de gaz. Et cette petite lueur qui éclaire à peine la paroi quelques mètres au-delà. Premiers pas d’un apprenti spéléologue dans les entrailles de la Terre en compagnie d’un… Hasselblad.
Ce devait être un jeu. Un jeu d’enfant. L’oeuvre de deux passionnés. Le premier est Pyrénéen. Les grottes, ça le connaît. Peut-être pour être tombé dedans lorsqu’il était petit. Depuis, Laurent Maffre tient les rênes de la « Maison des gouffres », une association qui se donne pour mission d’initier à la pratique de la spéléo. Le second est Parisien. Pas un citadin dans l’âme. Ses plus infimes moments de temps libre sont consacrés au voyage et à la montagne. Claude Delaire est photographe et cela fait longtemps que l’idée de descendre un Hasselblad sous la terre lui titille les méninges.
Là où chacun s’accorde à n’emporter qu’un boîtier spécialement conçu pour les coups durs, voilà que nous allions confronter à l’humidité, aux chocs et autres « joyeusetés » de la spéléo, l’un des plus beau bijou de la technologie photographique suédoise : le SWC, boîtier 6 x 6 équipé d’une optique fixe grand-angulaire !
Il me fallait être de cette aventure-là. Parce que je n’étais jamais descendu sous terre et que la description de la grotte par Laurent ne donnait qu’une envie. Parce qu’aussi, cette première photographique était suffisamment insolite pour exciter ma curiosité.
Et puis, il y a l’Histoire. La grande. Celle avec un grand H. Celle qui vous prend au détour d’une étroiture ou sous les gerbes d’eau d’une cascade souterraine. L’esprit de Norbert Casteret, décédé quelques mois avant notre escapade, hante encore les profondeurs du réseau de la Henne Morte. Il fut le premier explorateur des soixante-dix-huit kilomètres de galeries et de puits qui font du réseau Félix Trombe, le plus long système karstique de France.
Il y a fort longtemps, comme on dit dans les contes, une bergère baptisa la grotte d’une tragique manière. Perdue dans le brouillard, elle n’aperçoit pas l’entrée de la doline et disparaît dans le grand trou noir. D’elle, il ne restera qu’un foulard accroché à une branche, et un nom, la Henne Morte, la jeune fille morte. Mais ceci, c’est une autre histoire. La petite.
Alchimie et feux d’artifice
Bernard Hof ne fait que de la photo. Que de la spéléo. Et de préférence uniquement de la photo en spéléo ! Spécialiste, vous dites ? Non… Il va jusqu’à confectionner ses propres poudres explosives, à partir de savantes recettes connues de lui seul, pour éclairer les scènes qu’il veut mettre en image dans cet univers d’obscurité. Une géniale alchimie qui cohabite avec les technologies les plus sophistiquées : de puissants flashes électroniques bidouillés et rendus étanches pour faciliter leur utilisation sous terre. Ici, Bernard est dans son élément. Les puits et les grottes seront illuminés de mille feux d’artifices pour tester la réaction du SWC à ces éclairages si particuliers. Du grand spectacle orchestré de main de maître.
La doline de la Henne Morte n’est accessible qu’après une courte marche d’approche qui la met à l’abri des regards. Un important effondrement de terrain, une végétation luxuriante, l’ombre du rocher et, tout à coup, un léger souffle frais indiquant l’entrée de la grotte.
Si j’ai bien compris le fonctionnement de la lampe à carbure, les manoeuvres de cordes me sont encore étrangères. Or, l’ouverture de la Henne Morte est un puit et je vois déjà notre premier guide s’y engouffrer. Un moment d’hésitation avant que Laurent nous explique la « manip’ » : d’abord, « se longer » avec une petite corde fixée au baudrier sur un point d’assurage dans le rocher, puis passer la corde dans le descendeur et… laisser aller. À la tête que fait Ronan, journaliste à Chasseur d’Images qui réalise aussi sa première descente, j’ai quelque appréhension. Mais ce mode de transport est finalement assez évident. Chaotique, certes, dans les premiers temps, mais plutôt spontané.
Quelques mètres plus bas, c’est le puit Ségoufin. Bernard est parti en avant avec ses assistants pour préparer les éclairages. De l’endroit où nous nous trouvons, on distingue à peine quelques petites lumières qui se déplacent tout en bas, si bas, avec agilité. Sous nos pieds, vingt-sept mètres de vide. Un grand trou noir. Celui-là même qui a englouti la bergère.
Déjà mon tour ? Ah bon. L’approche est impressionnante, mais rapidement, la griserie de la découverte l’emporte. Je suis pendu dans le vide entre deux lueurs blafardes de lampes à carbure. La mienne assure la jonction. Laisser la corde filer. Pas trop, pour contrôler la vitesse. En cas de problème, le guide qui assure par le bas n’a qu’à tendre la corde pour bloquer tout. Pas le temps de me poser ces questions-là que je suis déjà sur la terre ferme, en pleine séance de prise de vues.
Le poids de l’Histoire
La suite de l’itinéraire emprunte quelques chatières étroites qu’il faut savoir franchir en opposition pour rejoindre le… puit de la Mort. Profondeur : quarante-cinq mètres. Et au fond, la salle du camp. Ici, Casteret, Delteil et Loubens avaient établi un véritable PC souterrain pour partir à l’assaut du gouffre suivant. C’était en août 1946 et le Spéléo Club de Paris avait bien fait les choses : ligne téléphonique reliant les explorateurs au village d’Arbas, désobstruction des chatières à l’explosif, etc. Depuis quatre ans, toutes les tentatives pour descendre le puit de la Tentation avaient échoué. C’est que la cascade qui part de son sommet pour s’effondrer dans les profondeurs semblait parfaitement infranchissable. Cette fois encore, Norbert Casteret manqua de brûler vif, sa lampe à acétylène ayant mis le feu à son scaphandre en plastique ! Seul un habile mouvement de pendule sous la cascade le sauvera de la mort.
Un an plus tard, c’est Félix Trombe qui dirige les opérations. L’armée électrifie la grotte avec des groupes électrogènes et on installe un treuil permettant de descendre la cascade dans une benne, à l’abri des projections d’eau grâce au « chapeau chinois ». Le 31 août, Casteret et Loubens réussissent à atteindre le fond du puit. Le record de France de profondeur est atteint : – 446 mètres.
De cette extraordinaire aventure, il reste quelques vestiges au sommet du puit de la Tentation. Nous ferons une petite pause « en-cas » sur les supports de tentes de l’expédition Casteret. À mi-chemin de la traversée, il faut également recharger les réservoirs à carbure. Avant le grand saut de soixante-douze mètres !
Depuis l’expédition de 1947, la Henne Morte a été équipée. Et bien équipée. Ce qui permet aux guides de la Maison des gouffres de proposer ce fabuleux itinéraire à des débutants. Aujourd’hui, on contourne la cascade par la gauche en prenant appui sur une petite vire sécurisée. Mais il n’en reste pas moins que la passage est impressionnant et très aérien. Imaginez : soixante-douze mètres de gaz. De gaz noir comme l’enfer. Et le bruit assourdissant de l’eau qui part se fracasser tout en bas. J’avoue avoir eu l’estomac noué en sentant les muscles des bras se tétaniser à mi-parcours. Tendu, trop tendu. Trop impressionné par l’Histoire et l’environnement. Il faut alors respirer. Un grand coup. Comme pour chasser toutes les images les plus sombres. Et repartir sereinement.
Une belle initiation
Nous venons de vivre la plus belle initiation à la spéléo qui soit. Trois puits consécutifs, de profondeur et de difficulté croissante, quelques passages en rocher, des galeries étroites, un petit effort d’endurance pourtant jamais soutenu, des paysages à couper le souffle. Bref, fin prêts pour la dernière partie du parcours qui semble plus conforme aux clichés que l’on se fait de la spéléologie. Le dernier petit puit sera une vraie partie de plaisir.
Bernard a mis le « Blad » a rude épreuve, partant toujours en avant pour préparer ses prises de vues, régler ses éclairages et finalement capturer l’action version grand large. Il nous reste quelques kilomètres de galeries avant de revoir le jour. Celles-ci sont moins propices à l’utilisation du grand-angle et nous progresserons alors plus vite. Des passages difficiles subsistent : étroitures si resserrées que l’on doit abandonner le sac à dos, terrains humides où les bottes glissent, galeries aériennes nécessitant quelques talents de grimpeur… Mais le plaisir de la découverte est toujours au bout de la difficulté. La spéléo, c’est un peu ça : fermer les yeux au cours d’une longue randonnée en montagne et ne les ouvrir que pour mieux être surpris à chaque changement de paysage. Couleurs, concrétions, matières, chaque pas en avant est un autre regard. Lorsque, au détour d’une galerie, nous rencontrerons un mince filet d’air frais et quelques feuilles mortes, nous saurons que l’issue n’est plus très éloignée. Cette sortie des Comingeois qui ne fut découverte qu’en 1978, met un point final à une très belle traversée. Près de quatre cents mètres de dénivelation à travers la montagne. Nous pensions retrouver le jour, mais nous avions quelque peu perdu la notion du temps. Ce fut la Lune qui salua notre sortie. Comme pour mieux signifier que ces paysages d’obscurité ne nous sont somme toute pas si étrangers.
Pascal Kober
Suivez le guide en spéléo
Accès. Passer par la ville rose et, à Toulouse, prendre la N 117 en direction de Saint-Gaudens. À Saint-Martory, virer à gauche vers Saint-Girons, puis, après Mane, à droite, par la D 13 vers Arbas. La Maison des gouffres se trouve à Herran-Labaderque, encore plus haut dans la montagne, à la frontière de la Haute-Garonne et de l’Ariège. Gare S.N.C.F. à Boussens, puis autobus jusqu’à Mane.
Cartes. Michelin numéro 86 (Luchon-Perpignan) au 1/200.000. I.G.N. numéro 71 au 1/100.000 et numéro 1947 (Aspet) au 1/50.000.
Activités. Plusieurs formules vous sont proposées. A la journée : découverte, exploration et traversée de la Henne Morte, ou randonnée des gouffres et rappel sur Pene Blanque. Au week-end : bivouac souterrain. Stages initiation et traversées. Groupes : écoles, centres sociaux, comités d’entreprises. Circuits aventure : expéditions vers les grottes d’Asie et d’Amérique Centrale. La plupart de ces activités ne nécessitent aucune connaissance particulière des techniques de spéléologie, ni aucun matériel spécifique. Emportez simplement une bonne paire de bottes et des vêtements chauds. Une bonne formule pour découvrir la spéléo sans contraintes.
Site. La plupart des activités de la Maison des gouffres se déroulent dans le réseau Félix Trombe, plus grand complexe souterrain en France avec trente-trois gouffres reliés sur une dénivellation totale de – 1 018 mètres.
Hébergement. Aucun problème sur place. L’association dispose de vingt lits (en chambres de deux à cinq lits) avec sanitaires, douches, cuisine équipée, salle commune et cheminée à disposition. Location possible même sans faire de spéléo.
Photo. Ce n’est évidemment pas tous les jours que les spéléos descendent un Hasselblad sous terre. Ne serait-ce que parce que le prix de ce bel outil dépasse les… 30 000 francs (4 500 euros) ! Autant vous dire que nous avions pris mille précautions pour le protéger du milieu souterrain. Malgré ces conditions difficiles, le SWC s’en est remarquablement tiré et a produit des images qui dépassent de très loin ce que l’on peut obtenir avec un classique 24 x 36. La plupart des spéléos utilisent des compacts tout terrain. Leur principale limitation vient de la portée de leur flash. Ces quelques tuyaux vous permettront de réaliser de bonnes photos de reportage mais ne vous attendez pas à des miracles. Seuls des moyens très lourds permettent de réaliser des images de spéléo de qualité professionnelle comme celles de Bernard Hof ou de Francis Le Guen.
Lire. Le mystère de la Henne Morte de Félix Trombe et La Coume Ouarnède de M. Duchêne.
Contact. Laurent Maffre, Maison des gouffres, Herran-Labaderque, 31160 Aspet. Téléphone : 05 61 97 53 30 ou 05 61 97 52 74.
Reportage publié en mai 1988 dans le numéro 104 du mensuel Montagnes Magazine.