La scène se trouve non loin des fabuleuses ruines antiques d’Éphèse. Les jazzmen américains adoreraient ça. Bonnes raisons de prendre le large sur cette côte de la mer Égée, même si le béton triste gâche un peu le plaisir. Et enfin un autre alibi, fondamental : à l’instar de la Russie, le voyage en Turquie vaut d’abord pour la rencontre. Fùsun Levet le sait bien qui a créé son festivali sur la convivialité.
Chan Parker était ainsi venue en amie. Elle retrouvait là Peter King, formidable altiste britannique qui joue Bird et rentre dans les standards comme on croque la vie. À belles dents. Elle découvrait les musiciens turcs. Yildiz Ibrahimova dont la voix marie si bien le jazz et le folklore des Balkans. Tuna Ötenel, étonnant multi-instrumentiste, aussi à l’aise à la batterie qu’aux saxes ou au piano. Önder Focan et ses harmonies « metheniennes » subtilement décalées. Ou encore la basse de Kürsat And, en cheville ouvrière de toutes les jam sessions.
Car le festival a ses after hours. La ville vit la nuit. À deux rues de distance, le Be Bop et le 3 Boga. Le premier, au calme, décline une cuisine inventive sur les goûts musicaux très sûrs de Kadri Balagzi. Le second, créé par Fùsun Levet et piloté par le guitariste Cem Baba, joue la carte des bœufs. Ici sont tous les musiciens. Ici, la chanteuse Manu Le Prince croise le fer avec les rythmes tropicaux d’Alfredo Rodriguez. Ici, Jean-Loup Longnon, facétieux comme à son habitude, imagine un scat enflammé sur Kusadaswing. Ici, Ahmet Gülbay, pianiste français d’origine turque, renoue un instant avec une partie de ses racines. Ici se rencontrent Tuluhan Tekelioglu, la journaliste d’Istanbul, sa mère, directrice d’une galerie à Ankara, le vendeur de tapis francophile et les amoureux du jazz de tous les pays. Ici se trouve le centre du monde de Kusadasi.
Et s’il reste encore beaucoup à entreprendre (davantage de communication, bénévoles plus nombreux, moyens financiers accrus et un vrai beau plateau à l’épreuve du vent qui reviendrait sur la charmante presqu’île de Güvercin Ada), l’essentiel est là : rien ne résiste à la passion. Dans quelques années, devenu grand, le jazz festivali de Kusadasi sera peut-être à Éphèse. Plus de vingt mille spectateurs investiront alors les gradins très bien conservés du théâtre grec. Et les huit mille Romains de notre Jazz à Vienne n’ont plus qu’à bien se tenir…
Pascal Kober
Jazz festivali, du 20 au 24 juin 1995. Chronique publiée dans le numéro 523, daté septembre 1995 de la revue Jazz Hot.