Éric Teruel fait chanter son piano

Au Japon, les amateurs de jazz adorent son jeu très lyrique, ses compositions léchées et la remarquable cohérence de son trio. Le pianiste lyonnais reste pourtant étonnamment méconnu des programmateurs français. La faute à l’orthodoxie ?

La mélodie est joliment troussée et vous trotte inlassablement dans la tête. Le swing s’affirme, omniprésent, et tire sans discontinuer la ritournelle vers l’avant comme s’il fallait rattraper le(s) temps. Les voicings dessinent une note bleue toute de lyrisme. C’est sûr, ce piano-là sait chanter, et de belle façon, sous les doigts d’Éric Teruel. Alors, on se dit que tout petit déjà, l’homme devait écouter les « galettes » de ses parents. Côté grand ancêtre, Bill Evans, peut-être Michel Petrucciani pour le versant moderne ou encore Ahmad Jamal pour les réunir tous. Perdu. C’est sur le tard (le très tard, même) que le pianiste lyonnais découvre le jazz. Au hasard d’un abonnement au festival de Vienne tout proche. Première soirée au théâtre antique. Premier pianiste. C’est Chick Corea en trio acoustique. « Ça m’a marqué mais… je n’ai vraiment rien compris ! D’abord, je pensais que les musiciens de jazz étaient tous morts. On nous en parlait toujours comme ça au Conservatoire. Et là, tout à coup, j’ai vu que ce n’était pas vrai, qu’ils étaient même bien vivants. Un univers se mettait en mouvement devant moi. »

Alors, pour apprendre, il va enchaîner les expériences. Goulûment. Son premier disque de jazz ? « J’ai fait très fort : c’était Ascension de John Coltrane ! » Une initiation peut-être un peu brutale pour quelqu’un qui sait à peine ce qu’est la blue note. Car chez Éric Teruel, l’aventure commence très sagement et très tôt. Le piano dès l’âge de quatre ans, une fratrie plutôt portée sur la portée : « Depuis tout petit, je les écoutais et je jouais donc, volontiers et naturellement, de petites mélodies de façon spontanée, sans me poser de questions, comme dans un jeu ». Une maman qui adore les romantiques, Brahms, Chopin et consorts. Et, bien sûr, les bancs du Conservatoire de Lyon en élève appliqué mais néanmoins insatisfait. À l’issue de son premier prix de piano classique, beaucoup de questionnements. Sur un avenir a priori tout tracé. Sur l’interprétation et l’improvisation. Sur l’écriture. Sur la musique de chambre. Sur ses propres capacités. Sur la vie, quoi.

Il lui faut alors aller voir ailleurs si ladite note est plus bleue. Ce sera l’Afrique. Par un concours de circonstances. Une annonce pour le recrutement d’un professeur de piano à Libreville, un coup de tête et c’est parti pour une riche confrontation entre l’enseignement très scolaire qu’il vient de connaître et la tradition orale des musiciens gabonais. « Là, j’ai découvert une autre approche, un autre langage et un rapport aux racines qui m’a frappé. Leur musique ne venait pas de nulle part. Il y avait une réelle histoire transmise de génération en génération avec un lien très fort. » Deux ans plus tard, c’est un autre Éric Teruel qui rentre à Lyon, avide de rencontres avec d’autres instrumentistes, ouvert à l’improvisation et plus que jamais curieux de tout. « Ce que j’ai appris en Afrique, c’est cette façon d’aborder la musique avec des mots simples et très imagés. » Si les jalons du parcours sont orthodoxes (le Hot Club, les concerts, les bœufs avec des amis de passage, le Real book), la manière, elle, est plutôt atypique. Les standards, certes. Mais comment s’approprier ces mélodies emblématiques tant jouées, souvent merveilleusement interprétées mais aussi parfois massacrées ? Le pianiste va renverser les habitudes, déchiffrant très consciencieusement les arrangements pour big band et en proposant une réduction pour clavier. « Aujourd’hui encore, je ne raisonne pas en terme de blocs d’accords mais en voix. » Des heures à aligner les accords. Des heures à tenter de faire sonner le piano comme une section de cuivres. Résultat ? Oubliée, la grille. Who can I turn to ? ne ressemble plus au standard interprété par Bill Evans. Mais surtout, Éric Teruel se forge au fil du temps une solide culture. Harmonique et historique.

Deux complices ne vont pas tarder à le rejoindre dans cette démarche exigeante et singulière. Une formidable rythmique. Le contrebassiste Patrick Maradan vient du monde du rock et de la pop. Dans cet univers-là, on aime les Beatles, on apprend tout seul et on commence par la basse électrique. Mais on s’aperçoit très vite que si l’on veut progresser, il va falloir acquérir quelques bases. Et travailler. Dur. À vingt ans, il s’inscrit donc au Conservatoire, recommence tout à zéro et décroche un premier prix en contrebasse jazz sans pour autant oublier l’harmonie et le contrepoint (aujourd’hui, Patrick Maradan compose également pour le trio). Un an plus tard, son chemin croise celui d’Éric Teruel. D’abord en duo. Depuis, il ne se sont plus quittés. Et s’ils participent, chacun, à d’autres formations musicales, la plus grande part de leur énergie, c’est dans le trio qu’elle s’investit. Idem pour Cédric Perrot, le batteur. Mais faut-il employer le terme de batteur pour cet homme-orchestre qui taquine ses peaux de la paume de la main et fait chanter ses cymbales ? Rarement entendu, sauf peut-être chez le gigantesque Max Roach, solo de batterie aussi passionnant que celui donné lors du concert du trio au Grenoble Jazz Festival en mars 2003. Pas un brin de bavardage, une dynamique époustouflante et, surtout, cette manière si personnelle d’explorer tous les modes d’expression de l’instrument. Lui aussi est avec Éric Teruel depuis le début.

Le début ? 1997. Six ans déjà. Sacrée longévité pour une telle formation. Un signe. Un signe qu’il y a du bonheur derrière ces années de travail. Un signe que les trois compères ne s’ennuient pas une seule seconde ensemble. Et ça, ça s’entend dès les premières notes. Un signe que ce qui les fait avancer, c’est une certaine quête de la perfection. Car si l’accent est mis (par commodité ?) sur le patronyme du pianiste, c’est bien à un véritable trio que l’on a affaire ici. Soudé, cohérent, homogène et à l’écoute. Le public et les professionnels ne s’y trompent d’ailleurs pas : finaliste au concours de jazz à Vienne en 1998, prix du public à Jazz à Vanves en 1999 et premier prix de « Suivez le jazz », un collectif rhodanien qui lui offre alors son premier enregistrement (Traboules pursuit) en l’an 2000. Les grands ne s’y trompent pas non plus. Martial Solal qui, peu de temps auparavant, avait initié le jeune Teruel aux délices et aux subtilités de l’improvisation, écrira quelques lignes élogieuses à la parution du premier disque. De même que Laurent Cugny. Belle paternité.

Aujourd’hui, le trio prépare l’enregistrement de son troisième album et une tournée en 2004 au… Japon ! Nul n’est prophète, etc. Car si un producteur du pays du soleil levant est capable de dénicher une improbable autoproduction lyonnaise au fil d’une escapade parisienne et de lui assurer une diffusion qui se chiffre en milliers d’exemplaires, on est en droit de se demander ce que font les programmateurs hexagonaux. Trop orthodoxe la musique du trio ? Trop hard bop ? Faut-il s’appeler Michel Petrucciani pour se retrouver à l’affiche des grands festivals ? Éric Teruel devra-t-il déménager à New York avec femmes en enfants pour gagner la notoriété d’un Jacky Terrasson ? Le pianiste lyonnais ne s’en émeut pas trop et reste serein, à l’image de sa personnalité. Mais tout de même, ce soir-là, au petit club de L’Étoile Royale, à deux pas des quais du Rhône, où Éric Teruel m’accueillait, nous étions deux à nous dire qu’il y a là quelque chose qui ne tourne pas tout à fait rond. Mais ça, c’est une autre histoire…

Pascal Kober

Discographie

• 1999. Éric Teruel trio, Traboules Pursuit, Trois fois plus 369 9901.

• 2002. Éric Teruel trio, Gone Away, Éditions RDC, label Cobra Bleu 640 102 2.

Site Internet

Portrait publié dans le numéro 602, daté juillet-août 2003 de la revue Jazz Hot.

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