Éthique et informatique

Mise à jour de janvier 2023 : ce mien article, paru dans Photographies Magazine il y a près de… 30 ans (!) n’a pas pris une ride à l’heure des débats sur les dangereuses dérives potentielles des intelligences que l’on dit «  artificielles » pour la production d’images. Bonne lecture…

Le numérique a-t-il une âme ? Pour travestir la « réalité photographique », rien de tel qu’un ordinateur. L’outil est peu onéreux et travaille vite. Une évolution qui ne va pas sans poser de problèmes de conscience aux photographes, aux journalistes, aux éditeurs et… à leur public.

Deux ou trois manipulations numériques ont récemment mis en émoi le petit monde de l’image. Et singulièrement celui de la photo de presse. Une presse qui n’en demandait pas tant, après les « affaires » de Timisoara et de la guerre du golfe, même si le débat se déplace aujourd’hui sur un terrain de réflexion encore en friche, celui de l’informatique. Pourtant, la question est toujours identique, ancestrale, brutale : la photo doit-elle être considérée comme une représentation objective de la réalité ? De Libération à Télérama, en passant par le Monde et certains mensuels spécialisés, ils ont tous réagi. Au double visage d’O. J. Simpson, aux faux barbus de la Marche du siècle ou encore aux photomontages du Point.

Photographies Magazine, numéro 64, janvier-février 1995, Pascal Kober

Photographies Magazine, numéro 64, janvier-février 1995, Pascal Kober

En bref, les faits. À destination de ceux qui auraient largué les amarres pendant plusieurs mois. En juin 1994, O. J. Simpson, accusé du meurtre de son ex-femme et de l’amant de cette dernière, est arrêté après une course-poursuite qui se déroule sous le regard des caméras de toutes les télévisions américaines. Le 27, Time et Newsweek publient chacun à la une la même photo anthropométrique du footballeur noir. Pas de chance, la coïncidence met à jour une imposture : le premier a cru bon de trafiquer l’image pour rendre O. J. Simpson plus noir qu’il ne l’était sur l’original. Une manipulation indécelable.

Et le lecteur de s’interroger. Si les deux magazines n’avaient pas utilisé la même photo en même temps, personne n’aurait rien vu. Alors, combien d’autres images retouchées dans Time sans que l’on n’en sache rien ? Et combien dans les autres journaux ? Avec quelles motivations ? Quel est le degré de contrôle d’un rédacteur en chef sur l’authenticité d’un document arrivant sur son bureau ? Quelle est la responsabilité des médias dans la diffusion de cette « réalité » revue et corrigée ? Et celle des lecteurs ?

La bande des quatre et le corbeau

Rien de neuf sous le soleil, rétorqueront ceux qui savent à quel point l’image photographique peut facilement être détournée. Lorsque l’ordinateur n’existait pas, les falsificateurs usaient de la colle et des ciseaux. On éliminait la bande des quatre sur la photo officielle des obsèques de Mao. Et le couple Arafat-Shamir se serrait la main dans un montage publié par Life bien avant que les pourparlers de paix au Moyen-Orient soient engagés.

Voilà pour la paille dans l’œil des médias. Quant à la poutre dans celui des photographes… Pour un Cartier-Bresson, intraitable sur le cadrage de ses images ou un Paul Almasy, intégriste de la « photo-vérité » au point de refuser jusqu’à l’usage du flash, combien d’autres, moins sourcilleux sur la mise en scène, l’éclairage ou la retouche dans le huis-clos de la chambre noire ? Récemment encore, dans le cadre de son « reportage » pour Paris Match sur le procès Vuillemin, Helmut Newton montrait un corbeau, venu fort opportunément se poser devant la fenêtre de son hôtel. En observant l’image de près, le socle de… l’animal empaillé était encore apparent !

Vous accordez des circonstances atténuantes à ce grand créateur d’univers virtuels ? Que dire alors de Robert Doisneau qui a toujours entretenu l’ambiguïté sur l’utilisation de modèles ? Que dire aussi d’Eugene Smith ? Le pape du photojournalisme n’hésitait pas à faire répéter une scène qu’il avait vue ou à pratiquer la retouche sous l’agrandisseur. Sur « Mad Eyes », par exemple, représentant une malade mentale haïtienne, il élimine des personnages dans le fond et accentue le blanc de l’œil au pinceau. Idem pour la célèbre image de Minamata, subtilement éclairée par deux flashes.

Haro sur l’ordinateur ?

Ces quelques exemples ne doivent pas pour autant dédouaner le numérique et ses utilisations perverses. Car pour obtenir un trafic indécelable, Eugene Smith ou les censeurs chinois devaient passer des heures dans la chambre noire. Aujourd’hui, devant l’écran de l’ordinateur, la même manipulation prend tout au plus dix minutes et le document en résultant est un original reproductible à l’infini. Certains l’ont bien compris. En France, des magazines comme Infos du monde ne peuvent exister que grâce à la démocratisation d’outils de retouche tels que PhotoShop qui leur permettent de montrer la femme à trois seins ou l’enfant-cheval. Et la commission paritaire de les agréer sans sourciller, les assimilant ainsi aux Échos ou à L’Événement du Jeudi et leur accordant les mêmes avantages (TVA et tarifs postaux réduits). Vous avez dit « bizarre » ?

Il est vrai que les authentiques journaux n’ont pas les mains propres. Le 24 septembre dernier, le Point publiait une photo d’O. J. Simpson (encore lui !) avec ses deux avocats. Une scène qui n’a jamais eu lieu et pour cause. Elle fut montée à partir de deux documents d’agences différentes et créditée « REA-Sygma-le Point ». Dans un autre domaine, le magazine de mode new-yorkais Mirabella affichait récemment en couverture le portrait d’un top model reconstitué à partir de cinq visages photographiés par Hiro.

Depuis son invention, la photo a toujours été considérée comme plus proche du réel que les arts plastiques. D’où une grande illusion collective : « C’est vrai, puisque c’est sur la photo ». Seule la justice y a échappé, qui n’a jamais voulu accepter la photo (pas plus, d’ailleurs, que les enregistrements audio) en tant que preuve. La photo n’est pas la réalité. Ça va sans dire. Et mieux encore en le rappelant. La question de fond est bien là. Au-delà du débat sur le numérique qui ne joue finalement qu’un rôle de catalyseur et pourrait bien rendre à la photo son statut d’art graphique, ni plus ni moins objectif que les autres. Mais face à des enfants nourris quotidiennement au biberon de l’image, qui aujourd’hui, dans les écoles, enseigne les règles de la lecture iconographique ? 

Et la déontologie, bordel…

À défaut de poser des problèmes inédits, la démocratisation du numérique et ses utilisations insuffisamment contrôlées et/ou annoncées ne peuvent qu’accélérer la perte de confiance à l’égard de la presse. Il est donc urgent de réagir. Non pour crier « haro sur l’ordinateur », ni par corporatisme, mais bien pour édicter des règles communes. Passe encore que la publicité balance la Paradis dans une cage à moineaux. Il y a du rêve dans cette industrie-là… Mais les journalistes n’ont pas le droit de jouer sur l’ambiguïté du statut de la photographie.

Les auteurs, eux, savent que la manipulation apparaît dès qu’ils portent l’œil au viseur : quel cadrage, quelle focale, quelle exposition, quel message ? Jusque là, ils assumaient leurs choix. Au moins depuis la création de Gamma en 1966 qui imposa le crédit des photos. Aucun document ne transite entre une agence et un journal sans être signé et légendé. Sauf incident de parcours, tout litige à parution ne peut donc relever que de la responsabilité des médias.

Aujourd’hui, il suffirait donc d’accroître encore la rigueur dans la post-production de l’information pour éviter les dérives prétendument liées au numérique. Certains signalent l’utilisation d’archives. Soit. Et si nous allions plus loin ? Un simple recadrage peut déjà être lourd de sens. Mentionnons-le. À plus forte raison s’il s’agit d’une retouche ou d’un montage produit à partir de plusieurs photos. De même, donnons systématiquement la source d’une image. Y compris et surtout lorsqu’elle est issue d’un dossier de presse dont on ne peut contrôler le contenu.

Une question de conscience

Les services photo des médias sont prêts. Mais à des degrés divers. À Libération, par exemple, qui dispose pourtant de PhotoShop, on s’interdit toute intervention sur l’image. Pour Frédérique Deschamps, « les manipulations comme celles que l’on a pu voir dans le Point ou Time ne sont pas possibles chez nous. Il s’agit d’une volonté ferme, même si nous ne sommes pas à l’abri d’une erreur. Mais nous nous refusons toute retouche, fût-ce pour des motifs esthétiques, car cela pourrait nous mener à des choses incontrôlables. » Une position qui n’exclue pas les « farfeluteries ». Ainsi, lors de la passation de pouvoir entre Margareth Thatcher et John Major, un portrait réalisé en morphing (mixage informatique entre deux visages) avait-il été publié. Mais la mention « photomontage » était bien présente en légende.

À Télérama, ces questions se posent avec moins d’acuité. Pour le service photo, pas de raison en effet d’imaginer que les photos fournies par les chaînes de télévision soient trafiquées. En revanche, dans l’illustration de reportages de fond, les secrétaires de rédaction sont très vigilants sur l’exactitude des légendes. Et Solange Pierson croit davantage à la nécessité de ne pas trop décaler l’iconographie par rapport au texte, notamment lorsqu’il s’agit de sujets de société composés de propos recueillis. Difficile pourtant d’imposer aux journalistes-interviewer d’être également bons photographes…

À L’Événement du jeudi, les montages ou les images réalisées en infographie sont systématiquement signalées. Mais Patricia Lefebvre doit faire face à d’autres priorités : la précision des légendes, même pour des photos issues d’agences, ou encore l’absence de crédits sur les documents livrés avec les dossiers de presse, qui peuvent entraîner des conflits sur le paiement des droits d’auteur. Pour elle, « l’iconographe a surtout un rôle de contrôle auquel les maquettistes ou les secrétaires de rédaction sont moins sensibles. »

Pour des médias qui jouent volontiers la carte de la transparence, l’ajout de telles mentions (archives, dossier de presse, photomontage, recadrage et retouche) en sus de la signature du photographe ne serait pas trop contraignant. En tout cas, il permettrait de séparer le bon grain de l’ivraie et d’éviter les plus grosses bavures. Alors, chiche ? En attendant que chaque lecteur ait en tête ce mot d’Eugene Smith : « Je suis continuellement déchiré entre l’attitude du journaliste qui doit enregistrer les faits et celle de l’artiste qui est en mauvais termes avec les faits ». Et de poursuivre, ce qui semble être la seule règle qui vaille : « Mon problème essentiel est de rester honnête envers moi-même ». L’un des livres du grand photographe américain est d’ailleurs titré : Let truth be the prejudice. La vérité est un parti-pris.

Pascal Kober

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3 réponses à Éthique et informatique

  1. Michel dit :

    Effectivement, ça n’a pas pris une ride !

  2. Pascal Kober dit :

    Merci Michel !

    Débat à suivre sur ton propre site Internet avec les excellents articles de Gilles Courtinat :

    https://www.a-l-oeil.info/blog/2023/01/06/intelligence-artificielle-photographie-la-compile-de-lenquete-de-gille-courtinat-pdf

  3. MADERT dit :

    Déjà clairvoyant notre Pascal Kober

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