Toots Thielemans (1922-2016)

« Avec mon petit ventre rond, si je prends une longue note aspirée, je perd ma culotte. » Le grand-père espiègle éclate de rire. Toots a joué avec les plus grands, de Bill Evans à Elis Regina en passant par Ella Fitzgerald, Michel Legrand, Pat Metheny ou encore Jaco Pastorius. Je l'ai rencontré au festival Jazz à Vienne en 1994. Un entretien très débridé ! © Photo : Pascal Kober

« Avec mon petit ventre rond, si je prends une longue note aspirée, je perd ma culotte. » Le grand-père espiègle éclate de rire. Toots a joué avec les plus grands, de Bill Evans à Elis Regina en passant par Ella Fitzgerald, Michel Legrand, Pat Metheny ou encore Jaco Pastorius. Je l’ai rencontré au festival Jazz à Vienne en 1994. Un entretien très débridé ! © Photo : Pascal Kober

Réactualisation du lundi 22 août 2016. Toots nous a quittés aujourd’hui. Un grand bonhomme que j’ai croisé pour la dernière fois en Belgique il y a quatre ans à Jazz Middelheim, le festival d’Anvers. Une chronique publiée dans le numéro 661, daté automne 2012, de la revue Jazz Hot (à relire en cliquant ici) et dont j’extrais ces quelques mots : «  Joyeux anniversaire, cher Toots  ! Le plus grand harmoniciste de la planète fête ses 90 ans. Et c’est bonheur que de revoir Toots Thielemans en scène, musicalement très à son aise devant sept mille personnes, toutes debout pour saluer les dernières notes d’un What a wonderful world qui me met les larmes aux yeux. Sûr qu’un monde selon Toots serait en belle harmonie  ! L’homme joue. Il joue bien. Et se joue de tout. De l’histoire du jazz en greffant habilement un Summertime au célèbre riff d’introduction de All Blues. Ou de son public qui sifflote Bluesette à l’unisson avec lui. Une seule date cet été à son carnet de bal  : Anvers. Pour un festival dont il est le parrain depuis 1981. Ici, Toots est chez lui, à quelques encablures de Bruxelles, sa ville natale. Et dans un port, le deuxième d’Europe après Rotterdam, qui a vu des millions d’émigrants se rendre aux Amériques via la fameuse ligne transatlantique de la Red Star (l’étoile rouge !) au tournant des XIXe et XXe siècle (…) »

J’avais également rencontré Toots au festival Jazz à Vienne (Isère) le 4 juillet 1994 pour ce délicieux entretien paru dans le numéro 519, daté avril 1995, de la revue Jazz Hot. À relire en écoutant Bluesette :

« Avec mon petit ventre rond, quand je prends une longue note aspirée, je perd ma culotte. » Jean-Baptiste (Toots) Thielemans éclate de rire : «  Depuis, Quincy Jones me surnomme Suspenders (NDLR : Bretelles)  ». Ce grand-père espiègle, né en 1922, a joué avec les plus grands musiciens : de Bill Evans à Elis Regina en passant par Ella Fitzgerald, Michel Legrand, Pat Metheny ou encore Jaco Pastorius. À plus de « septante ans », ce talentueux touche-à-tout (compositeur, guitariste, harmoniciste et… siffleur) est plus actif que jamais. Quelques semaines avant de boucler l’enregistrement de son album East coast, west woast, Toots Thielemans avait participé au Brasil project aux côtés de ses amis brésiliens : Joáo Bosco, Chico Buarque, Dori Caymmi, Eliane Elias, Gilberto Gil, Ivan Lins, Milton Nascimento, Ricardo Silveira, Caetano Veloso, etc. « Toute (sa) fanfare  », comme il la qualifie lui-même, tournait durant l’été 1994 dans les festivals. Nous l’avons rencontré à Jazz à Vienne. Discussion amicale à bâtons (très, mais alors vraiment très ;-) rompus, sur le Brésil et sur le reste, avec, en toile de fond, la musique du duo Gilberto Gil – Caetano Veloso…

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Qu’est-ce qui vous a donné envie de réunir ce Brasil project ?

Au départ, ce n’était pas mon idée. Je ne me suis pas dit : « Tiens j’ai envie de faire un disque avec toutes les locomotives du Brésil (Rires), tous ces calibres… » C’est une initiative du producteur Miles Goodman… C’est un beau nom, ça, Miles Goodman… Comme Benny Goodman et Miles Davis (Rires)… Il m’a dit : « Toots, tous les Brésiliens vont venir à Los Angeles. Et ils t’aiment tant… Ils n’arrêtent pas de parler de toi. » Moi, je n’y croyais pas du tout. Mais deux semaines après, il m’annonce qu’il avait contacté tous les musiciens et trouvé la compagnie qui acceptait de financer le projet. Je suis donc parti une dizaine de jours en Amérique. On a enregistré deux thèmes par jour dans une hospitalité et une collaboration totale. Les egos, au vestiaire ! Une merveilleuse aventure… Comme si je voulais réaliser un disque en France. Un French Project. Et dans mon CD, il y aurait deux morceaux avec Hallyday, deux avec Aznavour, un avec Bruel, un… non, deux (!), avec Petrucciani…

Le rôle du producteur est-il si important sur une telle entreprise ?

Tu sais, j’ai échoué tellement de fois en sortant des disques où je contrôlais la situation que je me suis dit : « Tiens, voilà des producteurs qui me respectent. Alors, OK.  » J’ai eu de la chance que ces gens soient sur la même longueur d’onde que moi. Je n’avais pas beaucoup à me tracasser. Les Brésiliens sont arrivés au studio, ils ont répété et moi, j’étais dans mon coin et j’écoutais. À la fin, je connaissais le truc par cœur tellement ils l’avaient joué. J’ai une bonne oreille. Au moment d’enregistrer, on a mis en boîte deux prises chaque fois, en cinq minutes.

Le musicien serait donc mal placé pour être son propre producteur ?

Je ne sais pas… J’en parlais à Charlie Haden, tiens. Lui, il m’a dit qu’il avait une vision très claire de ce qu’il veut pour ses sessions personnelles, mais que lorsqu’il joue pour d’autres gens, il ne sait pas quoi faire.

Un autre que vous aurait-il pu réunir aussi facilement tant d’artistes brésiliens connus ?

Quincy (NDLR : Jones) les aurait rassemblés. Quincy est un alchimiste. Comme l’architecte ou plutôt comme l’entrepreneur de bâtiment qui engage un monsieur pour la construction, un spécialiste pour les petits rideaux, un autre pour les meubles, pour le choix des tapis, etc. Ça, c’est le boulot du producteur. Mais moi, je ne sais pas faire. Il faut donc trouver quelqu’un qui veuille bien mettre de l’argent sur le projet. Parce qu’il y a des musiciens qui ne sont pas gratuits non plus… Herbie Hancock … (Il réfléchit.) Tu sais qu’Herbie a joué deux semaines pour moi dans un restaurant italien ? Il venait d’arriver à New York et moi, j’avais arrêté la route avec George Shearing et je cherchais un pianiste. À cette époque-là, il y avait des salles de répétitions dans de petits studios au premier étage de certains immeubles. Je me promenais dans la rue, j’entends de la musique, c’était Donald Byrd… (À ce moment-là, Gil et Veloso quittent leurs loges et passent devant nous pour rejoindre la scène du théâtre antique de Vienne.) Qu’est-ce qu’il est beau, Caetano…

Herbie Hancock venait donc d’arriver à New-York…

Oui, j’avais besoin d’un pianiste. J’entends de la musique, je monte et là, je me dis : « Nom de dieu ! » (Rires). Herbie n’avait pas encore écrit son Watermelon man. Il cherchait, mais la base était là. Alors, je demande à Donald Byrd : « Est-ce que tu as besoin de ce pianiste ce week-end ? » Et lui me répond : «  Ah non, non, il cherche du travail, il doit manger. » (Rires)

J’en reviens au Brasil project. Quelle était la ligne directrice ?

Aucune… (Rires.) On m’a simplement demandé d’être moi-même, plongé dans le bain mélodique et harmonique des Brésiliens. On m’avait envoyé des cassettes pour la préparation, mais toutes les orchestrations ont été écrites dans le studio par Oscar Castro-Neves, le guitariste. C’est d’ailleurs lui qui a aussi arrangé le disque de Terence Blanchard en hommage à Billie Holiday, toujours pour Miles Goodman. Et Terence Blanchard joue aussi sur le mien (East coast, west coast).

Une autre réalisation qui marque un retour aux sources du jazz…

Oui, dans le choix des thèmes et des musiciens : Charlie Haden et Peter Erskine pour la rythmique de la côte ouest, et Cecil McBride, Lyle Mays et Charles Davis, le tout petit batteur (par la taille, hein…) de Terence Blanchard, pour la rythmique de la côte est. C’est un beau souvenir… Nous n’avons pas choisi des thèmes très récents : Giant steps, A child is born ou encore In your own sweet way que j’ai interprété en duo avec Mike Mainieri. Oh, que c’était beau… Ça fait plaisir, à mon âge, de voir que tous ces gars fantastiques raturent leur agenda pour venir jouer avec moi. Aujourd’hui, je n’ose pas l’écouter. J’ai insisté pour qu’on ne m’envoie pas de cassettes. Parce que tu vois, quand tu vas en studio, tu joues, tu enregistres, OK, ça sort très bien, tu es emballé. Mais le lendemain, tu peux être déçu. Tu sais, après cinquante ans de métier, tu te méfies de tes enthousiasmes. Et de tes dépressions, aussi… En somme, c’est le beau mystère de l’accouchement créatif. Mais si c’était du tout cuit, s’il suffisait d’aligner ses gammes dix heures par jour pour devenir un génie, ce ne serait plus drôle. Il n’y aurait plus qu’à travailler… (Rires) Moi, je suis arrivé en Amérique en 1951. J’avais ma carte avec mon visa d’émigration. J’étais en règle, mais le syndicat des musiciens était très strict. Il fallait être résident depuis six mois à New York avant de pouvoir travailler. Et encore, pas plus de trois jours par semaine. Alors, par mon père qui avait un ami politicien, j’ai trouvé une petite place aux lignes aériennes belges, à la Sabena, où je gagnais tout juste assez pour manger. Je n’étais pas très utile. J’étais dans le grenier. Je m’occupais d’envoyer des réclames, des affiches, des encriers et toutes sortes de choses (Rires). Mais le week-end, j’allais écouter de la musique. Et il y avait les lundis de Birdland… J’avais déjà rencontré Charlie Parker en Europe… (Silence.) Mais on dérape maintenant du Brasil Project. De quoi on parlait ? Je suis spécialiste des digressions, tu sais (Rires)… Méfie-toi ! Tu poses une question et une demi-heure après, je ne sais plus ce que tu avais bien pu me demander (Rires). Ça bouge dans ma tête. Il y a tant d’émotions… Je n’ai jamais gagné un franc avec autre chose que la musique. Et j’ai démarré en 1946. Je suis allé en Amérique en 1950, j’ai été découvert par Benny Goodman, j’ai fait toutes sortes de trucs : du studio, des films, des machins… Et les critiques disent toujours : « Ouais, il est pas mauvais, mais ce n’est pas un pur. C’est un vendu (Rires). » Mais j’accepte… Bluesette est d’ailleurs un morceau pour toilettes de supermarché. On l’entend partout, dans les gares, dans les ascenseurs, etc. Comme ’Round midnight. Mais c’est aussi mon meilleur numéro de sécurité sociale à la mairie (Rires)

Quel a été votre premier contact avec la musique brésilienne ?

Les disques de Jobim. L’explosion de la bossa-nova doit être comparée à celle du be-bop. Les Brésiliens ont été influencés par cette génération de musiciens : Parker, tout ça, qui ont révolutionné le jazz. Ils ont assimilé et pas bêtement copié. Dans une chanson brésilienne, il y a quelque chose de diabolique, quelque chose d’unique. Seuls les Brésiliens peuvent écrire comme ça. Avec les mêmes accords que tout le monde, ils trouvent encore des notes différentes. Ils ont un choix de notes très spécial pour construire un dessin mélodique tout à fait personnel. Et ça me touche… Par rapport à la musique cubaine par exemple, la musique brésilienne est beaucoup plus subtile. La salsa, c’est gai, mais après un moment, c’est la petite profondeur sur le plan harmonique. Tu ne te mouilles même pas les genoux (Rires).

Des musiciens cubains jouent pourtant du jazz, et avec quel brio…

Oui, mais c’est du jazz cubain. Avec l’accent cubain. Pour moi, ils jouent avec l’accent mis sur l’énergie.

Que pensez-vous d’autres musiciens des Caraïbes comme Michel Camilo ?

Oh, quand même… Ce n’est pas du jazz… Non…

Qu’est-ce qui, selon vous, définit le jazz ?

Alors là, tu me poses la colle du siècle… Pour moi, le jazz, c’est ce que la semence africaine a produit dans le terreau américain. Ce terreau était anglo-saxon mais au Brésil ou ailleurs, la racine a donné une autre fleur… Il n’y a pas à tourner autour du pot, mon coco, c’est ainsi. Enlève l’ingrédient Afrique de la musique populaire et il n’y a plus de jazz. Le jazz est une plante qui a grandi là, qui s’est épanouie. Le vent a soufflé le pollen dans le monde entier. Il m’a touché, moi, il a touché Django, il touche un petit bonhomme au Japon… C’est le langage de l’homme noir mais tout le monde a le droit d’essayer d’en jouer et d’en parler. Qu’importent les polémiques dans les magazines… Et puis, regarde ce qu’il se passe en France… Des trucs formidables… Et en Belgique, les Zap Mama… Attention, hein, c’est drôlement chouette… Ah ouais… Parfois, je me demande si le jazz n’est pas comme une langue… Mais non, c’est encore différent… Ça va un peu plus loin. Quand un Blanc joue du jazz, il a un accent blanc. C’est vrai, moi, j’ai mon petit accent belge. Au début, tu sais, tous les jeunes musiciens européens qui vont en Amérique font une imitation servile de leur idole. Mais le tout, c’est d’être toi-même. Joue ce que tu es. J’aurais toujours mon accent belge en parlant français. Pareil en jazz : je suis né ici, j’ai écouté Édith Piaf, Charles Trénet, le bel canto et la chanson de ma maman. Ce sont mes racines.

Comment était perçue votre culture d’Européen lorsque vous êtes arrivé aux États-Unis dans les années 1950 ?

Dans la communauté des musiciens, il n’y avait pas d’a priori. Ils écoutaient avec leurs oreilles. Pas avec leur yeux. Même Miles agissait ainsi. D’ailleurs, pendant longtemps, il n’a jamais joué une orchestration d’un Noir. Il travaillait avec Gil Evans. Ah !… Pourquoi  ? Parce qu’il écoutait avec ses oreilles. Bien sûr, il ne pouvait pas supporter qu’un Blanc gagne beaucoup plus d’argent en faisant une pâle photocopie de son idole noire… Parfois on me disait : « C’est drôle qu’un gars venant d’un autre pays s’intéresse à notre musique. » Alors, je répondais : « Non, les géants ont créé le jazz à New York. Le petit mec qui entend vos disques au fin fond de l’Ohio ou au Canada n’est pas différent de moi. Je suis en Belgique. C’est juste un peu plus loin. » Mais j’ai toujours été accepté. Enfin, non. Pas accepté. Jugé sur ce qui sortait de moi, de mon instrument. L’émotion, le feeling… Je crois que le Noir est même plus objectif, plus hospitalier ou plus respectueux.

Parmi les jeunes musiciens de jazz, quels sont ceux qui vous touchent le plus ?

Je ne les connais pas tous… Quand tu démarres, le message doit mûrir, la semence doit germer. Mais un musicien qui devient grand promet dès le début. On l’entend tout de suite.

Comme Herbie Hancock ?

Ah ouais… Moi, j’ai été mordu tout de suite. Je savais… Tiens, au début des années 1960, je devais tourner en Suède. Je croise Herbie. Il me dit qu’il veut absolument m’accompagner. Mais moi, je n’avais pas un gros budget et je lui réponds : «  L’année prochaine, peut-être que je pourrais. Mais toi, tu ne pourras sûrement plus. » De fait, l’été suivant, il jouait avec Miles Davis. Une montée en flèche. Mais à juste titre… Parce que les jeunes lions du piano qu’on tente de promouvoir aujourd’hui, qu’il essaient d’abord d’aller cirer la chaussure de monsieur Hancock… En écoutant Herbie, moi j’apprends. Je bande et j’apprends.

Propos recueillis par Pascal Kober

• CD The Brasil project, 1992, BMG 01005 82101-2.

• CD East coast, west coast, 1994, Private Music 01005 82120-2.

• Depuis le décès de son manager Dirk Godts en 2010, Toots est représenté par : Toots BVBA, Veerle Van de Poel, Zagerijstraat 41, B- 2530 Boechout, Belgique. Téléphone : +32 33 373 173. Mobile : +32 495 50 9443. Site Internet : cliquer ici et aussi ici.

Le numéro 652, daté été 2010, de la revue Jazz Hot propose également un autre entretien avec Toots Thielemans, par Jean-Marie Hacquier, complété par une biographie détaillée et une large sélection discographique des enregistrements de Toots Thielemans en tant que leader, co-leader et sideman.

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2 réponses à Toots Thielemans (1922-2016)

  1. Marie-Magdelaine Patrick dit :

    Sacré Toots, un homme simple entier et authentique, j’aime son honnêteté !
    Adieu l’artiste et merci pour cet entretien.

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