Sophia Domancich trio : Funerals

Chaos et instants de sérénité, sentiers buissonniers et échappées subtilement balisées, musique envoûtante comme un voyage amoureusement concocté. Et l’immense plaisir de se laisser prendre la main par un guide aussi charmant. Sophia Domancich part à la découverte de paysages de contrastes tout en se permettant quelques incursions sur des terres déjà explorées. Au programme : finesse de jeu, musicalité et élégance. Fragilité aussi, comme dans ce chant aux accents désespérés qui évoque Robert Wyatt ou Phil Minton. Et puis d’autres grands aînés dont elle effleure furtivement l’œuvre comme pour mieux leur rendre un discret hommage : Jean-Paul Céléa, peut-être, pour la formidable dynamique du son à la contrebasse et le jeu à l’archet d’un musicien dont il faudra reparler. Carla Bley, Dvorak, Charlie Haden ou Christian Vander aussi, dans ces riches arrangements de cuivres, sombres et magnifiques comme les longues nuits du Grand Nord (un beau travail des frères Guillard et de Gérard Lhomme à la console de mixage). Instants graves aussitôt enluminés par la limpidité d’une pianiste qui utilise toutes les ressources de l’instrument (notes étouffées, dynamique du clavier, percussions, etc.). Le trio de la belle Sophia sait swinguer quand il le décide et occuper l’espace avec une rare ampleur. Surtout, il ne ressemble à aucun autre. Un rêve de musique dans lequel on se laisse emporter. Loin. Très loin. L’une des voix les plus originales qu’il m’ait été donné d’écouter ces derniers temps dans les mondes du jazz.

Pascal Kober

Musiciens  : Sophia Domancich (p), Paul Rogers (b et Bruno Tocanne (dm).
Musiciens additionnels : Alain Guillard (s), Yvon Guillard (tp), Jérôme Naulais (tb) et John Greaves (voc).
Thèmes  : Funerals, Lydia, Subtil, Défilé, B. Rubatto, Mardi Gras, Back Where We Began, Funerals 2, Derision.
Enregistré : en juillet 1991 à Chennevières-sur-Marne.
Durée : 55′ 10″.
Référence : Gimini Music GM 1001 (distribution : Harmonie).
Site Internet : cliquer ici.

Chronique publiée dans le numéro 494, daté novembre 1992, de la revue Jazz Hot.

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Jaco Pastorius : Live in New York City, volume three

Paris. New Morning. Hiver 1984. Mon dernier concert de Pastorius. Mais était-ce bien un concert  ? Était-ce bien Pastorius  ? Ou l’ombre de celui qui fut le bassiste le plus inventif de ces dernières années  ? Pourquoi n’ai-je résisté que durant deux thèmes  ? Les réponses sont sur ce disque, enregistré en 1985 à New-York. Musiciens insipides, arrangements inexistants, réglages de son en plein milieu du concert, beuglantes du chanteur, citations musicales de mauvais goût, bruit de fond du public, vibrations du timbre de la caisse claire pendant les chorus, Naïma de Coltrane devenu Niema sur le livret, mêmes plans de basse, pourtant emblématiques, péniblement (et parfois approximativement) ressassés, et pour finir, le grand Jaco trébuchant rythmiquement et se faisant seconder par Hiram Bullock à la guitare sur Teen town, un thème au phrasé complexe qu’il avait lui-même écrit à un tempo autrement plus rapide, en 1977, pour Weather Report. Nous sommes là à des années-lumière de deux authentiques merveilles aujourd’hui rééditées en compact  : Invitation du Word of mouth big band, enregistré en 1983 au Japon par Warner (WPCP-4932) et le double album en public Shadows and light de la chanteuse Joni Mitchell où le bassiste apparaissait en pleine possession de ses moyens en 1979 avec Don Alias, Michael Brecker, Lyle Mays et Pat Metheny (Asylum 704-2). Ce disque médiocre témoigne quant à lui de la période la plus sombre (après 1984) de l’existence de Pastorius. Message aux charognards  : arrêtez le massacre.

Pascal Kober

Musiciens  : Jaco Pastorius (b), Hiram Bullock (g), Kenwood Dennard (dm), Butch Thomas (s), Delmar Brown (synth), Michael Gerber (p) et Jerry Gonzales (tp, perc).
Thèmes  : Bass & percussion intro, Continuum, N.Y.C. groove #2, Teen town, Alfie, Why I sing the blues, Promise land, If you could see me now, Niema (sic).
Enregistré  : en novembre 1985 à New York.
Durée  : 71’01  ».
Référence  : Big World Music BW 1003.

Chronique publiée dans le numéro 496, daté janvier 1993, de la revue Jazz Hot. Mise à jour du 8 avril 2004 : il semblerait que la publication de ce disque (et d’une longue série d’autres tout aussi médiocres) ait été faite pour de bonnes raisons. Lire ici.


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Guadeloupe : Pointe-à-Pitre, un blues ultramarin

L’été sera hot à l’ombre des palmiers de l’étrange lucarne. Cet été 1992, Antenne 2 diffusera en effet chaque mardi l’une des sept émissions de cinquante-deux minutes réalisées par RFO durant le festival de jazz de Pointe-à-Pitre. Plantons le décor : les palmiers ne sont pas qu’un effet de style. Ils encadrent une gigantesque scène montée en front de mer, sur la darse. La fournaise est au rendez-vous, de même que les providentielles pluies tropicales. C’est là, à 6 756 kilomètres de Paris, que la radio-télévision française d’outre-mer, a organisé, en mai dernier, la deuxième édition de son festival de jazz.

Akiyo, Jazz à Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, France, 1992. L’appel des tambours du gwo ka couvrait parfois la fuite des évadés. Aujourd’hui, le groupe Akiyo rythme les chants et les danses de la vie antillaise. Réuni sous forme d’association, il rassemble plusieurs centaines de musiciens et compte quelques uns des plus fameux « tambouillés » de la région. © Photo : Pascal Kober.

Akiyo, Jazz à Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, France, 1992. L’appel des tambours du gwo ka couvrait parfois la fuite des évadés. Aujourd’hui, le groupe Akiyo rythme les chants et les danses de la vie antillaise. Réuni sous forme d’association, il rassemble plusieurs centaines de musiciens et compte quelques uns des plus fameux « tambouillés » de la région. © Photo : Pascal Kober.

Quatre nuits durant, les habitants envahissent la place de la Victoire. Exceptionnellement, les boutiques, les lolos et les bars ne ferment pas après le coucher du soleil, des doudous s’installent au milieu de la foule pour préparer pop corn et ti’ punch, et l’on fait la fête tard dans la soirée jusque dans les plus petits villages, puisque RFO diffuse tous les concerts en direct. Voilà pour l’ambiance. Chaude. Mais qu’est ce qui fait donc danser et chanter ainsi les Guadeloupéen(ne)s ?

La programmation de Jazz à Pointe-à-Pitre (qui s’intitule également « Carrefour des musiques créoles ») relève d’un curieux amalgame entre tradition (le gwo ka), blues et soul music. Et le jazz ? Il se situe aux franges. Dans les chorus du saxophoniste de Luther Allison, au sein de la redoutable section de cuivres de Chance Orchestra ou encore dans certains arrangements d’Akiyo ou de Van Leve, deux formations antillaises davantage tentées par l’aventure et les métissages et qui citent d’ailleurs Coltrane, Miles ou Rollins parmi leurs influences. Du reste, Jacques Césaire, directeur délégué des programmes de RFO, directeur artistique du festival, et fils du poète Aimé, ne cache pas la vocation de sa manifestation : « Ce sont des approches populaires du jazz qui peuvent donner le virus aux Guadeloupéens. Il y a deux ans, ils ont découvert le blues avec Champion Jack Dupree et le dixieland avec les parades New-Orleans. Demain, si j’en attrape mille avec ce programme et que je leur colle l’envie d’écouter des disques de jazz, je serai content. »

Budget de l’opération : quatre millions de francs pour treize concerts. L’entrée, elle, est gratuite. Mais selon Philippe Flouchippe, de l’office du tourisme de la Guadeloupe, « des concerts payants ne réuniraient guère plus de mille personnes ». Là, on estime la fréquentation à environ dix mille spectateurs chaque soir. Question politique : vaut-il mieux injecter cent francs de blues par personne et par soirée dans une manifestation festive et pédagogique plutôt que quatre millions de francs dans un énième bout d’autoroute ? Comme le rappelle Jacques Césaire : « Dans ce pays, nous vivons sur une poudrière et ce festival aide à désamorcer plein de choses. »

Les téléspectateurs d’Antenne 2 se feront une opinion en regardant le reportage sur les à-côtés du festival. Pour le reste, probablement ne découvriront-ils ni les Blues Brothers, ni Nina Simone. Encore qu’il ne faudrait pas négliger le splendide travail de réalisation de Renaud Le Van Kim (enfin du jazz télévisuel qui ne tressaute pas) et du directeur de la photo Jean-Paul Favero-Longo (peut-être le plus bel éclairage jamais conçu sur un festival de jazz). Mais les plus curieux prêteront également une oreille attentive aux rythmes du gwo ka. Issue d’une barrique en bois tendue d’une peau de cabri et d’un jeu de réponses entre un chanteur soliste et ses partenaires (voire son public), cette musique n’a pas grand chose à voir avec le zouk dont on affuble trop souvent les Antilles. Le batteur, Bernard Lubat n’y est d’ailleurs pas resté insensible qui devrait jouer cet été à Uzeste avec le groupe Akiyo. Quant à la prochaine édition de Jazz à Pointe-à-Pitre, elle serait axée sur les big bands. 1993 ou 1994 ? Un conseil : réservez des maintenant vos prochaines vacances sous le blues marine de la Guadeloupe.

Pascal Kober

 

• Gwo ka, l’appel des tambours (avec Anzala, Carnot, Gaoulé et Ti Céleste).
• Voix caraïbes (avec Akiyo, Celine Fleriag et Van Leve).
• Salsa et rythm’n’blues (avec Chance Orchestra et Willie Colon).
• Nina Simone ; Etta James et Luther Allison.
• The Blues Brothers Band.
• Et un reportage de Robert Latxague sur les coulisses du festival.

Chronique publiée dans le numéro 491, daté juillet-août 1992 de la revue Jazz Hot.


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Miles Davis effusion (ou les fusions de Miles)

Miles horn norme. À évoquer le parcours du plus grand chahuteur du jazz contemporain, on discerne la plupart des aventures qui ont donné naissance à la fusion des années 1990. Depuis le groupe Sixun jusqu’au trio acoustique de John McLaughlin, depuis l’Elektric Band de Chick Corea jusqu’à la formation de Michael Brecker, tous sont redevables à Miles Davis d’une partie de la musique qu’ils inventent aujourd’hui.

Genèse. Un long silence de 1975 à 1980 et puis, The Man With The Horn. Les aficionados ne s’y retrouvent plus. Miles les a une fois de plus trahi en flirtant encore davantage avec les rythmiques binaires et les sons de la rock music. Mais à trop mettre l’accent sur cette césure, on en oublie l’essentiel : les années fusion de Miles se situent en amont.

Flash-back. Après la dissolution du premier quintet historique (avec Paul Chambers, Red Garland et Philly Jo Jones) et le départ de John Coltrane en 1961, Miles devra patienter quelques années pour remonter une formation pérenne en laquelle il puisse avoir entière confiance. Enregistrement-clé : Seven Steps To Heaven, en 1963, avec Ron Carter, George Coleman, Herbie Hancock et Tony Williams. Recommandé à Miles par Coltrane lui-même, Wayne Shorter n’est pas encore disponible. Il fait alors partie des Jazz Messengers d’Art Blakey et ne rejoindra le nouveau quintet qu’en 1964. Moyenne d’âge des musiciens : vingt-quatre ans. Ron Carter sort à peine de la Manhattan School of Music et Tony Williams n’a que dix-sept ans. Tous sont ouverts aux courants qui brassent le jazz de l’époque et en particulier au free. Mais tous sont également tempérés dans leur élan. Certes, Miles s’éloigne du be-bop et des enseignements de Dizzy Gillespie et de Charlie Parker. Mais c’est pour aller dans une direction radicalement différente de celle de Coltrane ou d’Ornette Coleman. Autre. Plus modale. Plus attachée au traitement du matériau sonore. Ses dernières expériences avec le big band de Gil Evans ne sont pas étrangères à cette nouvelle voie. Une longue et sincère amitié le lie au chef d’orchestre blanc qui incarne aussi toute la richesse de l’écriture et des arrangements complexes (le fameux voicing auquel Miles a toujours été très sensible). Résultat : le trompettiste pose là les premiers jalons de ses années fusion. Mais réunion entre quoi et quoi ? Fusion avec le blues, le rythm’n’blues, le rock, la soul music ? La formule serait trop réductrice et un brin prématurée. La fusion de Miles affirme déjà sa différence. Fusion d’abord entre lui-même et lui-même, entre Miles et Davis, entre le personnage et son itinéraire musical. Fusion génératrice d’un univers résolument original. Ces repères en construction seront aussi ceux de tous les groupes qui le suivront dans cette esthétique, de Mahavishnu à Steps Ahead. Fusion ne rimait pas encore avec électrification, mais il y avait bien, dans cette formation et dans les chorus du trompettiste, les germes du Miles d’après : déstructuration en douceur du contexte harmonique, omniprésence de la rythmique emportée à un tempo d’enfer par un Tony Williams véloce et précis, courtes phrases incisives du leader. Miles ne cache d’ailleurs pas ses influences, même si elles ne sont alors présentes qu’en filigrane dans sa musique : le free jazz, dont il sait tirer les leçons de liberté, et le rock (Jimi Hendrix et le blues, mais aussi James Brown et Sly Stone). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la plupart des membres de ce quintet se retrouveront plus tard dans des groupes que l’on qualifiera de jazz-rock : Herbie Hancock avec les Headhunters, Wayne Shorter avec Weather Report et Tony Williams avec Lifetime. Trois formations qui représentent le gratin du jazz fusion au début des années 1970. À cette même période, Miles franchit une autre étape. D’acoustique, sa fusion devient électrique. Enregistrement-clé : In A Silent Way, en 1969, avec Dave Holland, John McLaughlin (à la guitare électrique), Wayne Shorter, Tony Williams et Joe Zawinul (à l’orgue). Déjà en 1968, George Benson apparaissait sur Miles In The Sky, et Chick Corea et Dave Holland sur Filles de Kilimandjaro. En 1969, les percussions foisonnent avec Jim Riley (sur Bitches Brew) ou encore Khalil Balakrishna, Airto Moreira et Bihari Sharma (sur Big Fun). Le pli est pris. Fasciné par les nouveaux claviers et en particulier par le piano Fender Rhodes, Miles électrifie sa musique et bifurque encore un peu vers l’esthétique du rock, jusqu’à ses deux derniers disques de cette première période, Agharta et Pangaea, enregistrés à Osaka en 1975. La suite, les amateurs les plus récents la connaissent : de The Man With The Horn à Amandla, Miles poursuivra son œuvre iconoclaste. Jusqu’à la mort.

« Miles’s Stock Company Players ». Outre les pré-cités, de nombreux musiciens peuvent (et doivent) se prévaloir de l’école Miles Davis des années 1963-1975. D’abord (et d’évidence) Jack DeJohnette, autre pilier du quartet avec Chick Corea et Dave Holland. Mais aussi Don Alias, qui enregistre avec Miles en 1969 et sera ensuite de toutes les ouvertures du jazz, depuis l’orchestre de Mongo Santamaria jusqu’au big band de Jaco Pastorius en passant par les (très belles) dérives jazzistiques de la chanteuse Joni Mitchell. Billy Cobham encore, qui apparaît pour la première fois sur Big Fun. Al Foster (d’évidence également ; encore un batteur ; est-ce un hasard ?) présent sur l’album Big Fun enregistré en 1972 et qui croisera les itinéraires de Miles à plusieurs reprises jusqu’à Amandla en 1989. Keith Jarrett, qui rejoint Miles en 1970 sur Get Up With It. Hermeto Pascoal (le multi-instrumentiste, lutin fou du Brésil) sur Live/Evil (1970). Colin Walcott sur On The Corner (1972). Et enfin le batteur (encore un !) Lenny White qui enregistre avec Miles en 1969 et fera ensuite partie du groupe de Carlos Santana et du Return To Forever de Chick Corea. Curieusement, la plupart de ces instrumentistes qui ont compté dans les aventures de Miles ont quelque chose à voir avec le rythme. Curieusement ? Voire…

Rythmes. La clé de voûte de la fusion selon Miles. Des polyrythmies de Tony Williams aux battements plus binaires de Ricky Wellman (le drummer qui l’accompagnait en concert dans sa dernière formation), les rythmes auront été un point de mire essentiel dans les conceptions musicales de Miles. N’a-t-il pas, en 1987, viré, sans pertes mais avec fracas, son propre neveu Vincent Wilburn Jr. à qui il reprochait d’oublier le tempo ? Une grande partie des thèmes écrits durant la dernière période sont essentiellement axés sur les rythmes plutôt que sur les harmonies. L’album Decoy compte notamment deux morceaux (Freaky Deaky et What It Is) constitués pour le premier d’une seule et unique phrase de basse et pour le second de deux accords. Miles revient ainsi aux modèles de la musique modale en les enrichissant de toutes les possibilités offertes par la technologie. Dès The Man With The Horn, les parties de basse seront très souvent slappées par Marcus Miller (et davantage encore après l’arrivée de Darryl Jones). De même, les percussions sont-elles dorénavant électroniques, autorisant toutes les fantaisies rythmiques impossibles et inimaginables.

Sons. Puisque l’harmonie est souvent réduite à sa plus simple expression, seul un énorme travail sur les sons et leurs interactivités pouvait donner une identité forte à la fusion de Miles. Un thème, un accord. Certes. Mais quel thème ! Quel accord ! Quels accords enfin. Car Miles a toujours su dévoyer cette belle leçon du funk et du rythm’n’blues qui consiste à faire tourner une seule harmonie en jouant sur les riffs de cuivre, la qualité du groove et l’énergie. Là où le guitariste de James Brown ne place qu’un battement, très régulier, sur une (voire deux) position(s), John McLaughlin ou Mike Stern égrènent toutes les variations harmoniques, tous les modes, toutes les subtilités rythmiques. «  (…), je voulais retrouver un son Gil Evans en petite formation. (…)  » écrit Miles dans son autobiographie (Presse de la Renaissance) en parlant des premiers usages du synthétiseur en 1968. Jusqu’au bout, il sera fidèle à cette conception. Ouvert jusqu’au bout. Curieux de tout jusqu’au bout. Des développements de la technologie (l’échantillonnage, les boîtes à rythmes, l’informatique). Des bruitages utilisés comme matériaux musicaux. Des recherches des compositeurs modernes ou contemporains (Bernstein, Cage, Khatchaturian, Stravinsky). Ou encore des investigations un peu folles menées par le multi-instrumentiste Marcus Miller. Apparu sur l’album Tutu, lors du passage chez WEA, ce fabuleux sorcier des sons aura, durant les dernières années, une influence essentielle sur l’esthétique musicale de Miles. Moins axée sur les rythmes, au profit des climats sonores, sa fusion se fait plus sage. Le changement est très net sur Siesta, un album largement mésestimé qui représente pourtant un véritable laboratoire d’idées pour Amandla, le dernier opus milesien. Tous deux sont d’ailleurs dédié à… Gil Evans. La boucle est bouclée.

Filiations premières. Ils sont nombreux parmi les musiciens ayant participé aux toutes dernières formations de Miles Davis, à avoir été fortement marqués par cette expérience au point de partir explorer des territoires contigus à cette musique de fusion. Ainsi du saxophoniste Bob Berg qui, avec le guitariste Mike Stern, a poursuivi son périple dans un jazz très proche du rock et toujours joué à l’énergie. Autre saxophoniste, autre mœurs : après avoir quitté Miles en 1984, le saxophoniste Bill Evans fera partie de la nouvelle mouture du Mahavishnu Orchestra remonté par John McLaughlin et sacrifiera au tout-électronique avant de s’essayer à un jazz plus orthodoxe. Enfin, la percussionniste Marilyn Mazur, que l’on connait moins car elle n’a jamais enregistré avec Miles (voir son interview dans le numéro 485 de la revue Jazz Hot), se cherche une voie originale avec sa propre formation, Future Song, multinationale (au sens primaire du terme) et largement ouverte à toutes les musiques du monde.

Étapes. Aux côtés des plus grands qui ont poursuivi, d’une certaine manière, l’œuvre fusionnaire de Miles dans d’autres directions, quelques musiciens n’apparaissent qu’en de rares occasions avec le trompettiste. Après cette étape, ils emprunteront leur propre chemin, à peine détourné par ce qui peut être considéré comme une parenthèse dans leur itinéraire. Pour la période 1963-1975, il faut citer Gary Bartz (ss), Cornell Dupree (g), Sonny Fortune (saxes), Carlos Garnett (ts, ss), Steve Grossman (ss), Billy Hart (dm), Jimmy Heath (saxes), Azar Lawrence (ts), Dave Liebman (ss), Bennie Maupin (cl, saxes), Hank Mobley (saxes), Bernard Pretty Purdy (dm), Sam Rivers (ts), Sonny Sharrock (g), Lonnie Liston Smith (p), Sonny Stitt (saxes), John Stubblefield (ts, ss) ou encore Lenny White (dm). Quant à la période 1980-1991, elle semble, dans ce domaine, moins profitable aux cavaliers seuls. Probablement en raison de la relative stabilité des différentes formations de Miles. Mais aussi parce que le temps n’a pas encore fait son œuvre. Et puis, certains musiciens de cette époque ne doivent vraisemblablement être considérés que comme des sidemen que le trompettiste choisissait pour l’une de leurs qualités propres et en fonction des besoins d’un contexte changeant. Aujourd’hui, seuls John Scofield (g) et Branford Marsalis (saxes) émergent, chacun dans une direction musicale qui leur est spécifique, le second marquant plus volontiers son passage au sein des Jazz Messengers que dans l’orchestre de Miles.

Génération perdue ? Enfin, il est certains musiciens qui sont parfois restés durant une longue période avec Miles mais dont on perd ensuite plus ou moins la trace : Harvey Brooks (b), Wally Chambers (hca), Leon Chandler (perc), Peter Cosey (g, synth, perc), Dominique Gaumont (g), Michael Henderson (b), Cedric Lawson (synt) ou encore le guitariste Reggie Lucas, devenu par la suite producteur de… Madonna !

Filiations secondes. Et puis, il y a les prometteurs, les tout derniers compagnons de route de Miles, dont on ne sait pas encore quelle substantifique moelle ils vont tirer de cette aventure hors du commun : Mino Cinelu (perc), Kenny Garrett (saxes), Omar Hakim (dm, perc), Adam Holzman (p, synt), Robert Irving III (p, synt), Darryl Jones (b), Rick Margitza (saxes), Marcus Miller (b) ou encore Ricky Wellman (dm), autant de musiciens dont il faudra suivre la carrière de près afin de mieux mesurer l’impact de la fusion de Miles sur la jeune génération des jazzmen.

Pascal Kober

Portrait paru dans le numéro 489, daté mai 1992 de la revue Jazz Hot.

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Un summum d’inepties

Certains confondent concerts de jazz et rassemblements para-militaires : gros bras omniprésents, fouilles à l’entrée, photos forcément interdites, coulisses mieux gardées que Fort Knox. Paranoïa ? Non. Business. Spectateur = cochon de payant. Journaliste = emmerdeur. Ainsi, lorsque l’on veut rencontrer Pat Metheny à Grenoble lors de son passage au Summum, on se fait d’abord proprement jeter (« Le guitariste n’accorde plus d’entretien à la presse »), avant de croiser le musicien dans la salle, discutant avec son public après le concert, et acceptant fort gentiment le dialogue. Principale victime de ces organisateurs à la grosse tête, Pat Metheny lui même. Car lorsque l’on interdit à certains « journalistes » de faire leur boulot, ils inventent. Par exemple, ces quelques lignes parues dans le quotidien local, Le Dauphiné Libéré, pour annoncer la soirée : « Imaginez Lavilliers, quelques muscles en moins, mais du talent en plus, (…) et vous aurez une idée, très pâle, de ce dont Pat Metheny est capable. » Sans commentaire…

Pascal Kober

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Viktor Dvoskin live in Grenoble

Viktor Dvoskin, Moscou, Russie, 1991. Zakouska au menu. Ce lundi de février, il doit faire – 40 °C sur la place Rouge. La table du contrebassiste Viktor Dvoskin est à la fête pour me recevoir. Une étape d’une longue amitié et un bel entretien avec lui paru en mars 1992 dans la revue Jazz Hot avec mon grand reportage sur le jazz en Russie. Le pays entamait tout juste sa perestroïka et la note bleue russe me semblait encore exotique. Il faut toujours se méfier des idées reçues…

Est/Ouest. Graphie imagée de nos anciennes tensions. Avec cette barre de fraction comme une frontière. Métallique. Les typographes, amoureux de la belle lettre, lui ont toujours préféré le trait d’union. Mais qui s’est jamais préoccupé de l’opinion des hommes de l’art ?

Trait d’union

Est-Ouest. Moscou-Grenoble. Une liaison mise en musique par Viktor Dvoskin et ses complices. Lundi 19 mars 1990, au Ciel, l’histoire est déjà en route. Tu le sais bien, Viktor, toi qui, malicieux, nous présentait ainsi Hope and joy, ce thème du pianiste et compositeur moscovite Igor Brill : « Il me semble que ce titre est dans l’air du temps. »

Jazz à l’Est. J’ai su, ce jour-là, quelle musique se cachait derrière des mots si anodins. Car cette association suscite la curiosité. Et le bonheur de la découverte. L’âme slave est sensible à la note bleue. Mieux, elle la détourne. Non pour se l’approprier (le blues se chante aussi dans les taxis moscovites), mais pour la dessiner à sa manière. Avec, toujours, cette tonalité expressionniste qui lui sied si parfaitement. Combien de fois, derrière la table de mixage, ai-je écouté, encore et encore, Poljuško-pole (Plaine, ma plaine ? Même métamorphosée par la pulsation ternaire, cette ballade traditionnelle russe m’évoque trop ton pays, Victor, notre seconde rencontre à Moscou et le formidable foisonnement du jazz soviétique.

Viktor Dvoskin quartet

Ici, tu dis tes racines. Ailleurs, tu tends vers l’universel. Comme s’il fallait marquer la réalité d’un trait d’union qui a toujours existé. Certes, il nous semble aujourd’hui bien unilatéral : nous ignorions jusqu’à votre existence et vous nous citez McCoy Tyner, John Coltrane ou Niels-Henning Orsted Pedersen. Nous ne savions rien de vous, et tu nous dévoiles tes lectures de Johnny Carisi et Bill Evans. Les hagiographes qualifieront ce répertoire d’orthodoxe. N’en prends surtout pas ombrage. Ils auront simplement oublié la qualité du jeu, la richesse de l’interprétation, ce son si chaleureux, un phrasé unique, et surtout, surtout, cette générosité. Car dans ton jazz, Viktor, il y a le don. Les Russes savent la valeur, sacrée, du mot « cadeau  ».

Tu donnes et tu te donnes. Il fallait donc garder trace de ce merveilleux présent. Cette première ouverture Est-Ouest est une invitation à poursuivre la rencontre. En octobre dernier, j’ai jeté un kopeck dans la Moskva. Comme une promesse de retour en Union soviétique. Et je sais, au fond, que tu as dû faire de même ici. Pour contribuer à consolider ce fragile trait d’union.

Salut collègue,

Pascal Kober
Samedi 19 janvier 1991

Viktor Dvoskin : contrebasse
Viktor Epaneshnikov : batterie
Sergej Gurbeloshvili : saxophone soprano et ténor
Leo Kushnir : piano

Psychological compatibility (Viktor Dvoskin)
Hope and joy (Igor Brill)
Time remembered (Bill Evans)
Poljuško-pole (Lev Knipper, arrangement : Viktor Dvoskin)
Song to my mother (Leonid Tchijik)
Israel (Johnny Carisi)
Sergej’s blues (Sergej Gurbeloshvili)

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The Ritz : vocalese en jazz majeur

Ils entament leur concert par un thème fétiche de Miles Davis joué en trio. All blues marque l’attachement de The Ritz à une certaine forme de jazz. Mais introduire le quartet vocal par une prestation du trio d’instrumentistes est aussi une manière de mettre en avant ceux qui sont trop souvent relégués en fond de scène. The Ritz n’est pas une simple réunion de vocalistes, soutenus rythmiquement par n’importe quelle formation. Oh certes, les membres du trio (Jeff Auger au piano, Marty Ballou à la basse, et Les Harris Jr. à la batterie) sont seulement d’honnêtes improvisateurs, mais cette façon de faire en dit long sur l’ambiance qui règne au sein du groupe : « The Ritz est une formation très structurée. Pendant le show, la section rythmique doit rester très attentive à ce qu’elle joue, et être constamment à l’écoute du chant. Nos premiers titres représentent donc une chance de jouer plus librement. »

Enfin du neuf sous le soleil du jazz vocal ? On pourrait le penser tant le concert du groupe a enthousiasmé le public lors du dernier festival de Vienne. Un public qui était d’abord venu pour l’orchestre de Count Basie, qui n’avait jamais entendu parler de The Ritz (c’était leur première apparition en France), et qui a pourtant réagi au quart de tour. Il faut dire que le spectacle est bien huilé, et qu’il ne laisse pas une seconde de répit. Américain, en somme.

On a évidemment fait référence à la prestation, deux ans avant, dans le même lieu, de Manhattan Transfer. Un autre concert alors très remarqué. Une association d’idées légitime puisque les deux formations puisent dans le même registre, celui du style vocalese. Et Sharon Harris, principale chanteuse soliste du groupe, qui écrit, compose et arrange la plupart des thèmes, ne s’en défend d’ailleurs pas : « Nous avons été influencés par les mêmes musiciens que Manhattan Transfer, mais pas directement par eux. En fait, nous avons été impressionné par la manière qu’ils ont de swinguer. Trop de groupes vocaux ont perdu aujourd’hui cette dimension essentielle du jazz. » Déclaration en forme de ligne de force.

The Ritz entend bien ne pas se laisser aller à « variétiser » sa production. Et ce, malgré les chants de sirène des producteurs : « Notre maison de disque nous demande parfois de faire de la pop music, mais nous résistons. Nous préférons jouer du jazz. C’est mieux que de reprendre un titre de Madonna, non ? » De fait, les quatre enregistrements du groupe laissent la part belle à des arrangements de standards (All the things you are, Basically blues, Invitation, It never entered my mind, Music in the air, My foolish heart, Rythm-a-ning, Scrapple from the apple), et surtout à des compositions originales fort intéressantes.

Il aura fallu attendre leur passage à Vienne et au New Morning cet été, pour trouver les enregistrements de The Ritz dans les bacs des disquaires. Pourtant, la formation existe depuis 1982, et compte déjà six albums à son actif : Steppin’out et Born to bop (1984 et 1985, sur le label Pausa), The Ritz et Movin’up (1987 et 1988, chez Denon), ainsi que Christmas Album et High flying, mis en boîte, mais non encore parus. Faudra-t-il attendre leur retour en France pour que ces enregistrements soient enfin tous distribués ?

Après un tel accueil, il semblerait également nécessaire d’envisager une tournée plus cossue. Les musiciens sont partants : « Nous espérions bien que les réactions seraient bonnes, mais nous ne nous attendions pas à un public aussi chaleureux. C’est d’autant plus intéressant que personne ne nous connaissait. Nous étions là comme des petits bébés. Et ça nous donne évidemment envie de revenir. Mais qui paiera la note ? »

Parent pauvre du jazz dans les stratégies de production des grandes compagnies, le vocal n’émeut pas les businessmen. Selon Sharon Harris, ce n’est pas seulement une question d’argent : « Le jazz est déjà peu considéré parce qu’on dit qu’il n’est pas rentable, mais pour un groupe de jazz vocal, c’est encore pire, car c’est un style très particulier et très marqué. Il y a des chanteurs, des chanteuses, le public voit leurs visages, ne les oublie pas, et écoute surtout les textes, alors qu’un groupe instrumental peut changer plus facilement de formation sans que cela nuise à son image. »

Malgré les difficultés qu’il y a à faire exister et à pérenniser un tel groupe, The Ritz tourne, et tourne bien, tentant, soir après soir, d’affiner un show un peu trop parfait. Instiller quelques gouttes de folie et d’improvisation dans leur spectacle leur permettrait de revendiquer encore plus cet héritage du jazz vocal qui, du trio Hendricks aux Double Six, n’a pas suscité tant de vocations. Une raison de plus pour ne pas bouder ce plaisir rare.

Pascal Kober

Portrait publié dans le numéro 469, daté décembre 1989 de la revue Jazz Hot

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Trou d’air

Du gaz dans le noir. Soixante-dix mètres de gaz. Et cette petite lueur qui éclaire à peine la paroi quelques mètres au-delà. Premiers pas d’un apprenti spéléologue dans les entrailles de la Terre en compagnie d’un… Hasselblad.

Spéléo à la Henne Morte (Pyrénées). Photo : Pascal Kober

Ce devait être un jeu. Un jeu d’enfant. L’oeuvre de deux passionnés. Le premier est Pyrénéen. Les grottes, ça le connaît. Peut-être pour être tombé dedans lorsqu’il était petit. Depuis, Laurent Maffre tient les rênes de la «  Maison des gouffres  », une association qui se donne pour mission d’initier à la pratique de la spéléo. Le second est Parisien. Pas un citadin dans l’âme. Ses plus infimes moments de temps libre sont consacrés au voyage et à la montagne. Claude Delaire est photographe et cela fait longtemps que l’idée de descendre un Hasselblad sous la terre lui titille les méninges.

Là où chacun s’accorde à n’emporter qu’un boîtier spécialement conçu pour les coups durs, voilà que nous allions confronter à l’humidité, aux chocs et autres «  joyeusetés » de la spéléo, l’un des plus beau bijou de la technologie photographique suédoise  : le SWC, boîtier 6 x 6 équipé d’une optique fixe grand-angulaire  !

Il me fallait être de cette aventure-là. Parce que je n’étais jamais descendu sous terre et que la description de la grotte par Laurent ne donnait qu’une envie. Parce qu’aussi, cette première photographique était suffisamment insolite pour exciter ma curiosité.

Et puis, il y a l’Histoire. La grande. Celle avec un grand H. Celle qui vous prend au détour d’une étroiture ou sous les gerbes d’eau d’une cascade souterraine. L’esprit de Norbert Casteret, décédé quelques mois avant notre escapade, hante encore les profondeurs du réseau de la Henne Morte. Il fut le premier explorateur des soixante-dix-huit kilomètres de galeries et de puits qui font du réseau Félix Trombe, le plus long système karstique de France.

Il y a fort longtemps, comme on dit dans les contes, une bergère baptisa la grotte d’une tragique manière. Perdue dans le brouillard, elle n’aperçoit pas l’entrée de la doline et disparaît dans le grand trou noir. D’elle, il ne restera qu’un foulard accroché à une branche, et un nom, la Henne Morte, la jeune fille morte. Mais ceci, c’est une autre histoire. La petite.

Alchimie et feux d’artifice

Bernard Hof ne fait que de la photo. Que de la spéléo. Et de préférence uniquement de la photo en spéléo  ! Spécialiste, vous dites  ? Non… Il va jusqu’à confectionner ses propres poudres explosives, à partir de savantes recettes connues de lui seul, pour éclairer les scènes qu’il veut mettre en image dans cet univers d’obscurité. Une géniale alchimie qui cohabite avec les technologies les plus sophistiquées  : de puissants flashes électroniques bidouillés et rendus étanches pour faciliter leur utilisation sous terre. Ici, Bernard est dans son élément. Les puits et les grottes seront illuminés de mille feux d’artifices pour tester la réaction du SWC à ces éclairages si particuliers. Du grand spectacle orchestré de main de maître.

La doline de la Henne Morte n’est accessible qu’après une courte marche d’approche qui la met à l’abri des regards. Un important effondrement de terrain, une végétation luxuriante, l’ombre du rocher et, tout à coup, un léger souffle frais indiquant l’entrée de la grotte.

Si j’ai bien compris le fonctionnement de la lampe à carbure, les manoeuvres de cordes me sont encore étrangères. Or, l’ouverture de la Henne Morte est un puit et je vois déjà notre premier guide s’y engouffrer. Un moment d’hésitation avant que Laurent nous explique la «  manip’  »  : d’abord, «  se longer  » avec une petite corde fixée au baudrier sur un point d’assurage dans le rocher, puis passer la corde dans le descendeur et… laisser aller. À la tête que fait Ronan, journaliste à Chasseur d’Images qui réalise aussi sa première descente, j’ai quelque appréhension. Mais ce mode de transport est finalement assez évident. Chaotique, certes, dans les premiers temps, mais plutôt spontané.

Quelques mètres plus bas, c’est le puit Ségoufin. Bernard est parti en avant avec ses assistants pour préparer les éclairages. De l’endroit où nous nous trouvons, on distingue à peine quelques petites lumières qui se déplacent tout en bas, si bas, avec agilité. Sous nos pieds, vingt-sept mètres de vide. Un grand trou noir. Celui-là même qui a englouti la bergère.

Déjà mon tour  ? Ah bon. L’approche est impressionnante, mais rapidement, la griserie de la découverte l’emporte. Je suis pendu dans le vide entre deux lueurs blafardes de lampes à carbure. La mienne assure la jonction. Laisser la corde filer. Pas trop, pour contrôler la vitesse. En cas de problème, le guide qui assure par le bas n’a qu’à tendre la corde pour bloquer tout. Pas le temps de me poser ces questions-là que je suis déjà sur la terre ferme, en pleine séance de prise de vues.

Le poids de l’Histoire

La suite de l’itinéraire emprunte quelques chatières étroites qu’il faut savoir franchir en opposition pour rejoindre le… puit de la Mort. Profondeur  : quarante-cinq mètres. Et au fond, la salle du camp. Ici, Casteret, Delteil et Loubens avaient établi un véritable PC souterrain pour partir à l’assaut du gouffre suivant. C’était en août 1946 et le Spéléo Club de Paris avait bien fait les choses  : ligne téléphonique reliant les explorateurs au village d’Arbas, désobstruction des chatières à l’explosif, etc. Depuis quatre ans, toutes les tentatives pour descendre le puit de la Tentation avaient échoué. C’est que la cascade qui part de son sommet pour s’effondrer dans les profondeurs semblait parfaitement infranchissable. Cette fois encore, Norbert Casteret manqua de brûler vif, sa lampe à acétylène ayant mis le feu à son scaphandre en plastique  ! Seul un habile mouvement de pendule sous la cascade le sauvera de la mort.

Un an plus tard, c’est Félix Trombe qui dirige les opérations. L’armée électrifie la grotte avec des groupes électrogènes et on installe un treuil permettant de descendre la cascade dans une benne, à l’abri des projections d’eau grâce au «  chapeau chinois  ». Le 31 août, Casteret et Loubens réussissent à atteindre le fond du puit. Le record de France de profondeur est atteint  : – 446 mètres.

De cette extraordinaire aventure, il reste quelques vestiges au sommet du puit de la Tentation. Nous ferons une petite pause «  en-cas  » sur les supports de tentes de l’expédition Casteret. À mi-chemin de la traversée, il faut également recharger les réservoirs à carbure. Avant le grand saut de soixante-douze mètres !

Depuis l’expédition de 1947, la Henne Morte a été équipée. Et bien équipée. Ce qui permet aux guides de la Maison des gouffres de proposer ce fabuleux itinéraire à des débutants. Aujourd’hui, on contourne la cascade par la gauche en prenant appui sur une petite vire sécurisée. Mais il n’en reste pas moins que la passage est impressionnant et très aérien. Imaginez  : soixante-douze mètres de gaz. De gaz noir comme l’enfer. Et le bruit assourdissant de l’eau qui part se fracasser tout en bas. J’avoue avoir eu l’estomac noué en sentant les muscles des bras se tétaniser à mi-parcours. Tendu, trop tendu. Trop impressionné par l’Histoire et l’environnement. Il faut alors respirer. Un grand coup. Comme pour chasser toutes les images les plus sombres. Et repartir sereinement.

Une belle initiation

Nous venons de vivre la plus belle initiation à la spéléo qui soit. Trois puits consécutifs, de profondeur et de difficulté croissante, quelques passages en rocher, des galeries étroites, un petit effort d’endurance pourtant jamais soutenu, des paysages à couper le souffle. Bref, fin prêts pour la dernière partie du parcours qui semble plus conforme aux clichés que l’on se fait de la spéléologie. Le dernier petit puit sera une vraie partie de plaisir.

Bernard a mis le «  Blad  » a rude épreuve, partant toujours en avant pour préparer ses prises de vues, régler ses éclairages et finalement capturer l’action version grand large. Il nous reste quelques kilomètres de galeries avant de revoir le jour. Celles-ci sont moins propices à l’utilisation du grand-angle et nous progresserons alors plus vite. Des passages difficiles subsistent  : étroitures si resserrées que l’on doit abandonner le sac à dos, terrains humides où les bottes glissent, galeries aériennes nécessitant quelques talents de grimpeur… Mais le plaisir de la découverte est toujours au bout de la difficulté. La spéléo, c’est un peu ça  : fermer les yeux au cours d’une longue randonnée en montagne et ne les ouvrir que pour mieux être surpris à chaque changement de paysage. Couleurs, concrétions, matières, chaque pas en avant est un autre regard. Lorsque, au détour d’une galerie, nous rencontrerons un mince filet d’air frais et quelques feuilles mortes, nous saurons que l’issue n’est plus très éloignée. Cette sortie des Comingeois qui ne fut découverte qu’en 1978, met un point final à une très belle traversée. Près de quatre cents mètres de dénivelation à travers la montagne. Nous pensions retrouver le jour, mais nous avions quelque peu perdu la notion du temps. Ce fut la Lune qui salua notre sortie. Comme pour mieux signifier que ces paysages d’obscurité ne nous sont somme toute pas si étrangers.

Pascal Kober

Suivez le guide en spéléo

Accès. Passer par la ville rose et, à Toulouse, prendre la N 117 en direction de Saint-Gaudens. À Saint-Martory, virer à gauche vers Saint-Girons, puis, après Mane, à droite, par la D 13 vers Arbas. La Maison des gouffres se trouve à Herran-Labaderque, encore plus haut dans la montagne, à la frontière de la Haute-Garonne et de l’Ariège. Gare S.N.C.F. à Boussens, puis autobus jusqu’à Mane.
Cartes. Michelin numéro 86 (Luchon-Perpignan) au 1/200.000. I.G.N. numéro 71 au 1/100.000 et numéro 1947 (Aspet) au 1/50.000.
Activités. Plusieurs formules vous sont proposées. A la journée  : découverte, exploration et traversée de la Henne Morte, ou randonnée des gouffres et rappel sur Pene Blanque. Au week-end  : bivouac souterrain. Stages initiation et traversées. Groupes  : écoles, centres sociaux, comités d’entreprises. Circuits aventure  : expéditions vers les grottes d’Asie et d’Amérique Centrale. La plupart de ces activités ne nécessitent aucune connaissance particulière des techniques de spéléologie, ni aucun matériel spécifique. Emportez simplement une bonne paire de bottes et des vêtements chauds. Une bonne formule pour découvrir la spéléo sans contraintes.
Site. La plupart des activités de la Maison des gouffres se déroulent dans le réseau Félix Trombe, plus grand complexe souterrain en France avec trente-trois gouffres reliés sur une dénivellation totale de – 1 018 mètres.
Hébergement. Aucun problème sur place. L’association dispose de vingt lits (en chambres de deux à cinq lits) avec sanitaires, douches, cuisine équipée, salle commune et cheminée à disposition. Location possible même sans faire de spéléo.
Photo. Ce n’est évidemment pas tous les jours que les spéléos descendent un Hasselblad sous terre. Ne serait-ce que parce que le prix de ce bel outil dépasse les… 30 000 francs (4 500 euros) ! Autant vous dire que nous avions pris mille précautions pour le protéger du milieu souterrain. Malgré ces conditions difficiles, le SWC s’en est remarquablement tiré et a produit des images qui dépassent de très loin ce que l’on peut obtenir avec un classique 24 x 36. La plupart des spéléos utilisent des compacts tout terrain. Leur principale limitation vient de la portée de leur flash. Ces quelques tuyaux vous permettront de réaliser de bonnes photos de reportage mais ne vous attendez pas à des miracles. Seuls des moyens très lourds permettent de réaliser des images de spéléo de qualité professionnelle comme celles de Bernard Hof ou de Francis Le Guen.
Lire. Le mystère de la Henne Morte de Félix Trombe et La Coume Ouarnède de M. Duchêne.
Contact. Laurent Maffre, Maison des gouffres, Herran-Labaderque, 31160 Aspet. Téléphone  : 05 61 97 53 30 ou 05 61 97 52 74.

Reportage publié en mai 1988 dans le numéro 104 du mensuel Montagnes Magazine.

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